Hubert Ricard – Commentaire sur L’Hypothèse du Marrane de Marc Goldschmit

Introduction

La figure du Marrane, de celui qui répond à la conversion forcée par le maintien secret de sa foi et qui du coup risque sa vie est sans doute une belle figure. La traque à laquelle l’Inquisition soumet ces nouveaux chrétiens, les supplices qui leur sont infligés quand ils sont convaincus d’être relaps, tout ceci manifeste ce que fut la violence du pouvoir chrétien tant qu’il a dominé la société civile et qu’on a trop tendance à oublier aujourd’hui.

Mais vous élargissez le sens du terme en lui donnant une valeur philosophique générale : j’en reste à quelques formules

Disjonction de l’identité et de l’appartenance ; ne pas faire un avec soi et avec le commun.

Donc un individu qui maintient son indépendance et sa liberté face à une communauté qui tend à l’opprimer, ou sa liberté de pensée pour évoquer Spinoza face aux injonctions de la doxa, de la pensée correcte ou des religions qui n’ont pas beaucoup bougé ou qui reviennent. Pour apprécier la portée de votre trajet : je concentrerai mon propos sur la question du théologico-politique, que j’aborderai à partir de ce que vous dites de Spinoza auquel vous consacrez un chapitre, mais dont vous reprenez l’examen ensuite dans au moins deux autres chapitres. Autrement dit le religieux, ce que vous appelez la teneur juive ou marrane de la pensée de Spinoza, son attitude à l’égard de la loi divine, de l’élection et de l’Ecriture , voire sa pensée de l’Eternité ? Mais aussi du politique avec la séparation qu’il prône de la théologie et de la philosophie, la question des guerres et sa pensée de la démocratie.

 

Spinoza

Votre lecture de Spinoza a la qualité de la bienveillance et de l’ouverture – contrairement à la lecture haineuse et délirante de Monsieur Milner. Mais elle ne va pas de soi et un certain nombre de points me paraissent tout à fait contestables Il y a sans doute toute la question d’une méthode de lecture. Mais je dirai qu’avant de situer selon votre expression « l’hétérodoxie de Spinoza par rapport à lui-même », il y a tout de même à saisir ce « lui-même », ou comme vous le dites vous-même, lui laisser dire ce qu’il pense.

Vous évoquez l’aspect marrane de la pensée de Spinoza et donc implicitement de sa teneur proprement juive. mais je n’ai pas été vraiment convaincu  par vos arguments qui la justifient, beaucoup de peut-être,  la références à des tournures de pensée mais aussi des considérations de contenu qui vont à l’encontre de ce que Spinoza énonce, explicitement, et parfois implicitement. Je précise d’emblée que votre dissociation du Traité théologico-politique et de l’Ethique ne me semble pas avoir beaucoup de sens : la 3ème et la 4ème partie de l’Ethique donnent bien l’armature théorique du Traité. Mais même en restant au texte du Traité vos citations ne sont pas toujours pleinement convaincantes.

 

1’ autorité de l’Ecriture

J’en viens au premier énoncé que vous interprétez je crois de façon contestable: « Je pense avoir confirmé ma manière de voir par l’autorité de l’Ecriture. » et vous commentez en faisant remarquer qu’elle ne peut provenir que d’un « juif fidèle. » Or on ne peut dans un texte philosophique classique isoler un énoncé de son contexte, et Spinoza renvoie dans cet énoncé du  chapitre 5 du Traité à ce qu’il vient de dire depuis le début du chapitre.

Il y explique d’emblée la thèse qu’il a développée au chapitre précédent et qu’il ne cesse de soutenir dans le Traité théologico-politique : « La loi divine, qui donne aux hommes la vraie béatitude et leur enseigne la vie vraie est commune à tous les hommes » – ce qui prend le contrepied de l’idée d’élection – ; elle a été « déduite » par Spinoza de la nature humaine, et elle est « innée à l’âme humaine et comme écrite en elle.» – ce qui écarte toute idée de révélation historique. Au contraire les cérémonies du culte que l’on trouve dans l’Ancien Testament « n’ont point trait à la loi divine et ne contribuent en rien à la béatitude et à la vertu mais concernent uniquement dit-il l’élection des Hébreux, c’est-à-dire… la seule félicité temporelle des corps et la tranquillité de l’Etat. » C’est cette thèse – qui justement oppose Cérémonies et Loi divine – qui doit être confirmée … par l’autorité de l’Ecriture.

Les premières citations concernent  Isaïe qui prône la Loi divine et exclut sacrifices et fêtes et le Psalmiste «… ta loi est dans mes entrailles.» Spinoza leur oppose « les cinq livres communément attribués à Moïse » qui ne promettent que la félicité temporelle ou des enseignements moraux adaptés à la compréhension des seuls Hébreux et « se rapportant à la seule utilité de leur Etat », n’ayant donc plus guère de sens après sa chute.

Dans ce dernier cas on voit que l’Ecriture n’a pas d’autorité en matière de loi divine universelle puisque de tels préceptes ne concernent pas cette loi ; mais dans l’autre cas celui des auteurs qui l’expriment auxquels Spinoza ajoutera le Christ et les Apôtres, l’assentiment que l’on donne aux énoncés vient de la Raison qui les choisit ou qui les lit dans le texte de l’Ecriture ; et c’est elle et non l’Ecriture qui est la source de cet assentiment. On voit donc qu’une des intentions fondamentales du Traité – séparer la Raison et la Philosophie de la Théologie – c’est bien exclure l’autorité propre de l’Ecriture du champ de la vérité et de la loi divine.

 

Y aurait il tout de même pour Spinoza un enseignement consistant de l’Ecriture ? Vous notez que Spinoza condamne ceux qui accommodent l’Ecriture aux «spéculations platonicienne et aristotélicienne », comme il l’indique dans la Préface  en critiquant les « orateurs d’Eglise», autrement dit les pasteurs chrétiens. Mais l’interprétation philosophique de l’Ecriture est aussi le fait de Maïmonide, penseur aristotélicien mais d’un judaïsme irréprochable, auquel Spinoza s’en prendra avec vivacité dans la suite du Traité. Maïmonide postule la rationalité du texte de l’Ecriture et la vérité de la Révélation. Maïmonide, précise Spinoza, se réjouit de l’impos­sibilité de prouver l’Éternité du Monde par la Rai­son, mais s’il en était autrement il n’hésiterait pas à faire violence à l’Écriture. Absorber le texte dans la rationalité aristotélicienne, transformer dès lors à volonté son sens littéral sous prétexte de lui faire tenir le coup comme parole vraie, c’est plaquer sur lui une grille philosophique arbitraire, lui interdire de parler son propre langage.

Mais ce ne sont pas seulement les philosophes qui ont rendu l’Ecriture folle et déraisonnable, elle l’est déjà par elle même avec les délires des prophètes qui prennent leurs imaginations pour des révélations, et qui manifestent une déraison qui leur est propre.

J’ajoute que la Critique historique que vous voyez comme la conséquence possible de cette purification du texte, ne peut faire de l’Ecriture qu’un texte absolument semblable aux autres. Il n’a pas été révélé et ne dépend d’aucune « parole divine », et il n’a aucun lien particulier avec le Dieu-Nature et doit être soumis au système des cau­ses naturelles.

 

L’inanité de la révélation prophétique

Un des points les plus frappants de l’organisation du Traité théologico-politique consiste dans le contraste entre les deux premiers chapitres intitulés respectivement De la Prophétie et Des Prophètes.

Spinoza identifie, je dirais brutalement, dès le début  du premier chapitre Prophétie et Connaissance naturelle. La Prophétie est dite Connaissance révélée par Dieu mais au sens d’une lumière naturelle commune à tous les hommes ; elle est donc la Raison elle-même, et elle rend parfaitement inutile l’existence des Prophètes pour ceux qui exercent leur Raison. Le Prophète ne peut ensei­gner la vraie Prophétie, puisque les autres hommes peuvent la saisir aussi bien que lui, possédant une certitude égale à la sienne.

Et le chapitre 2 nous assure dès lors que les Prophètes « ont été doués non d’une pensée plus parfaite, mais du pouvoir d’imaginer avec plus de vivacité…» et plus loin dans le texte, que la Prophétie – cette fois-ci au sens commun du terme – « …n’a jamais accru la science des prophètes, mais les a laissés dans leurs opinions préconçues… ». Et on lit au chapitre 6 qui reprend ce chapitre 2 que « les arguments d’ordre prophétique, ou, ce qui revient au même, appuyés sur une révélation, ont pour point de départ non des notions universelles ou communes, mais un simple accord entre des croyances qui peuvent être absurdes… »

On conçoit dès lors que le chapitre 12 puisse déclarer : « Autre chose est de connaître l’Ecriture et la pensée des Prophètes, autre chose d’entendre la pensée de Dieu, c’est-à-dire la Vérité… »

J’ajoute que la connaissance de la l’hébreu originel donne surtout à Spinoza un avantage sur ses éventuels contradicteurs chrétiens, qui ne le connaissent pas, et le terme hébreu qu’il utilise (nabi pour prophète qui veut dire orateur et interprète) ne renvoie pas à l’idée de révélation ; il n’y a manifestement aucun privilège de la langue hébraïque pour l’énonciation de la vérité.

 

Reste Moïse dont Spinoza semble faire un cas à part lorsqu’il déclare au chapitre premier : « Dieu a révélé à Moïse par une parole réellement perçue les lois qu’il voulait qui fussent prescrites aux Hébreux…» Mais le chapitre 14 contient en fait une description de la mise en scène utilisée par Moïse pour subjuguer les Hébreux avec les « paroles adressées par Dieu aux Israëlites du haut du Sinaï ». Comme on peut s’en douter « cette voix qu’ils entendirent ne pouvait donner à ces hommes aucune certitude philosophique, c’est-à-dire mathématique, de l’existence de Dieu ; elles suffisaient pourtant pour les ravir en admiration devant Dieu tel qu’ils le connaissaient avant, et les déterminer à l’obéissance, ce qui était la fin de cette manifestation. » Moîse a donc en réalité profité de l’effet des phénomènes naturels et de la crédulité de son peuple et il s’est emparé de son esprit, ce qui est pour Spinoza la pire des tyrannies. Et pour répondre à la question de la source de la haine que vous posez, on peut trouver dans l’État hébreu que décrivent les chapitres 17 et 18 une prémonition remarquable de la Massenpsychologie freudienne : amour intense des citoyens les uns pour les autres corrélatif de la haine de l’étranger, référence à l’idéal divin que le meneur sait utiliser pour donner plus de force à son œuvre en assurant sa pérennité grâce à la perpétuation du culte. Ajoutons la référence explicite à la paternité, corrélative de l’élection supposée : « Seuls ils avaient la qualité de fils de Dieu, les autres nations étant ennemies de Dieu et leur inspirant la haine la plus violente » haine qui, note Spinoza, est évidemment réciproque. Ainsi la politique de Moïse, entièrement construite dans l’imaginaire de son peuple culmine dans la figure du Dieu-Père, Roi de son peuple à qui il a dispensé une terre sacrée pour laquelle il doit se battre jusqu’à la mort.

 

La question de l’interprétation

Je passe maintenant à une remarque brève sur l’interprétation.

Il n’y a d’autre règle d’interprétation, dit le chapitre 7, que la lumière naturelle de chacun, précisément parce que, s’il y a bien lumière naturelle, elle est commune à tous. Et si l’Ecriture est un texte comme les autres, il faut la prendre en son sens manifeste et ne pas lui faire dire autre chose que ce qu’elle dit : elle doit être cir­conscrite dans la sphère de l’Imagination en excluant toute intervention et toute parole divine. Nous l’avons noté plus haut, si tel ou tel passage d’Isaïe, par exemple, doit entrainer notre assentiment, c’est la Raison qui en juge souverainement. D’où la formule que  nous nous confirmerons d’autant plus dans cette acceptation du dogme si la parole de Dieu, telle qu’elle est présentée par les Pro­phètes, s’accorde avec « la parole vivante de Dieu comme elle est en nous », ce qui n’est qu’une façon métaphorique de nommer la Raison.

Il y a sans doute un espace de l’interprétation qu’analyse Spinoza au chapitre 7 avec les expressions « Dieu est un feu, Dieu est jaloux », censées avoir été prononcées par Moïse. La première expression est absurde  et contraire à la raison, mais on ne peut lui substituer un sens figuré que s’il existe un tel usage dans la langue hébraïque : si ce n’est pas le cas on doit en rester au sens littéral même s’il est absurde. Mais il y en a bien un qui est employé par l’Ecriture et qui signifie colère et jalousie, ce qui permet d’identifier la première expression à la seconde. Quand à l’expression « Dieu est jaloux », Moïse l’enseigne expressément et n’enseigne jamais que Dieu est sans passions. C’est évidemment une idée absurde, mais nous devons la laisser comme telle dans le texte de l’Ecriture, soit que Moïse y ait cru, soit que par ruse politique, il ait voulu terroriser le peuple.

 

L’élection

Un autre point que je voudrais évoquer à propos de Spinoza concerne l’idée d’élection dont le début du chapitre 3 fait un procès impitoyable. Là encore on doit restituer le contexte de la phrase que vous citez « Nous ne voulons pas nier que Dieu ait prescrit à eux seuls ces lois du Pentateuque, qu’à eux seulement il ait parlé et qu’enfin les Hébreux aient vu tant de choses faites pour étonner, comme il n’en arrive à aucune autre nation. »

Au début du chapitre Spinoza disqualifie d’abord l’idée d’élection au plan de l’éthique et de la vertu : « La vraie félicité et la béatitude ne consistent pour chacun que dans la jouissance du bien et non dans cette gloire d’être le seul en jouir, les autres en étant exclus…la joie qu’on éprouve à se croire supérieur, si elle n’est pas du tout enfantine, ne peut naître que de l’envie et d’un mauvais cœur. »

Il reprend alors tout une série de textes du Deutéronome, selon lesquels Dieu à élu les Hébreux entre toutes les nations, qu’il est près d’eux et non des autres, qu’à eux seuls il a prescrit des lois justes, et qu’à eux seuls il a donné le privilège de les connaître

Mais en fait Dieu se met à la portée des Hébreux qui, au témoignage de Moïse, ne connaissaient pas la vraie béatitude Et il parle un peu plus loin d’enfance d’esprit, dont Moïse a tenu compte parce qu’il voulait se les attacher – où pointe son dessein politique. et quelques lignes plus loin il assure que les Hébreux n’ont pas été les élus de Dieu pour la vie vraie et les hautes spéculations.

L’élection a donc une visée temporelle et la circoncision, qui en est le signe, peut assurer la pérennité du peuple juif, voire rendre possible dans le cours de l’histoire la constitution d’un nouvel Etat. Mais on peut remplacer les Juifs par les Chinois chez qui la natte a joué le même rôle que la circoncision et que, me semble-t-i,l vous passez sous silence. La distinction qu’elle implique n’est donc pas « exceptionnelle ». Et ce que vous proposez en ce point à propos de l’éternité me semble tout à fait arbitraire et contredit manifestement l’intention de Spinoza.

L’éternité est déterminée dans l’Ethique comme existence nécessaire ; elle ne peut se définir par le temps ni avoir aucune relation au temps (Ethique Scolie de V,23). Si elle est jouissance infinie d’exister, elle s’éprouve bien dans l’immanence, mais sans le changement qu’implique la durée. Elle n’a rien d’une survie, et sa clarté absolument évidente exclut toute idée de secret. On ne peut la référer à la circoncision, signe purement matériel et imaginatif. L’existence éternelle – dans le cours de l’histoire – n’a rien à voir avec le sentiment d’être éternel et l’amour intellectuel de Dieu, du Dieu-Nature, qui en découle.

 

D’autres points

Une fois posée l’origine marrane de Spinoza, y a-t-il lieu d’évoquer un aspect marrane de sa pensée et d’interpréter le « caute » dans l’esprit d’une telle filiation. Mais si Spinoza dissimule quelque chose c’est sa philosophie et ce face à des autorités, elles mêmes peu enclines à la répression, mais qui peuvent toujours y être forcées par l’agitation du parti calviniste, les Juifs ne jouant aucun rôle dans cette partie. Le véritable prédécesseur de Spinoza est Averroès et non la tradition marrane, et la technique du double langage qui n’a aucun rapport avec la double vérité est fréquemment utilisée par ce dernier, par exemple dans sa reprise de la thèse orthodoxe du « Coran incréé » qui ne fait que dissimuler le caractère éternel de la noèsis propre à un Dieu aristotélicien. Pour Spinoza la présentation de Moïse que nous venons de développer illustre fort bien un tel procédé .

Spinoza considère que sa propre pensée rompt totalement avec toute tradition juive et aussi bien sur des points essentiels avec le Christianisme – je pense à ce qu’on pourrait appeler à la suite de Lacan le « masochisme » chrétien. Le Traité théologico-politique n’est d’ailleurs pas un texte antijuif, c’est un texte radicalement antireligieux si on prend le terme religion en son sens commun et historique.

 

Guerres

Parmi les chapitres de sujets très divers de votre livre j’ai relevé celui qui est intitulé « Guerres », texte talentueux qui comprend une référence à W.Benjamin et une critique de Heidegger commentant Héraclite.

Benjamin oppose la violence grecque celle d’une mort sacrificielle qui fonde une communauté en vue d’une justice à venir, à la surprise d’une violence messianique juive apparaissant comme force pure non liée au droit, qui ne se manifeste pas dans la guerre et reste étrangère au sacrifice et à sa représentation mythique. Pouvoir éducateur d’une violence divine révolutionnaire sans cruauté, qui intervient en faveur des vivants, afin de les libérer du droit et de sa violence.

Benjamin cherche une interruption du théologico-politique, du lien fondamental qui unit souveraineté religieuse et pouvoir politique, qui est précisément ce qu’identifie Spinoza pour en séparer le champ de la vérité et du jugement libre fondé sur la raison

Héraclite représente la pensée grecque en deçà du théologico-politique et illustrant la sphère du grecque du mythique. Et vous contestez l’interprétation heideggérienne qui déplace pensée mythique grecque vers la recherche du Logos de l’Etre

A supposer comme vous le faites que chez Héraclite le Polemos soit plus originaire que le Logos que l’on doit simplement écouter dire la vérité du Monde, bien des points de votre analyse qui suivent me paraissent soulever beaucoup de questions.

Le Logos primordial est-il bien une surdétermination juive ? Est-ce bien l’Evangile johannique qui le premier lui donnerait le statut de principe réel ? Que faites vous alors de la pensée stoïcienne, grecque quoique il est vrai aussi « chypriote » pour Zénon et Chrysippe, et d’ailleurs créationniste sans ex nihilo ?

Et ce que vous dites de la guerre juive, du Dieu des armées

qui élit son peuple et selon le Psaume 46 « détruit et interrompt les guerres » est très beau, mais vous devez savoir que d’autres textes – je pense au Livre de Josué – ne vont pas dans ce sens et sont d’une violence insupportable. Yahvé y appelle Josué et ses compagnons à massacrer tous les habitants de Jéricho, de Aï, et des autres villes de Canaan. Sans doute les événements que décrit ce livre, même s’ils ne peuvent pas ne pas avoir marqué la conscience religieuse juive, n’ont aucune réalité historique aux yeux de la recherche moderne qui a retiré en grande partie sa valeur historique à l’histoire biblique. Mais on ne peut effacer purement et simplement cet aspect de la guerre juive.

Reste enfin la question de ce qui peut être opposé au mythe grec et au fait que, si l’on suit Heidegger, les Grecs ne croyaient pas à leur Dieu. Vous soutenez qu’un mythe juif n’existe pas et vous opposez au mythe grec la foi juive en un Dieu au nom imprononçable, le contenu de l’élection n’étant pas autre chose que l’alliance avec ce Dieu. Mais si les juifs, comme vous le dites racontent des histoires et non des mythes, ce dont on peut d’ailleurs douter pour le merveilleux texte du Yahviste dans la Genèse, il reste à poser la question de la signification de ces histoires, de l’Histoire Biblique, qui vont jusqu’à l’invention d’un fondateur – Moïse n’a sans doute pas plus de réalité historique qu’Achille ou Agamemnon – ainsi que du grand royaume de Salomon dont l’existence avant la division en deux royaumes pouvait justifier que Juda reprenne le flambeau du peuple juif après la cruelle destruction d’Israël.

Seuls les Grecs ont fait avec Thucydide de l’histoire au sens moderne. Il est vrai que la partie historique de la Torah ne pèse pas autant pour nous que le Cantique et les Psaumes, le Qohélet et Job, les deux Isaïe, ou même le roman de Tobie, seul ensemble de textes (d’une originalité absolue car l’épisode du Déluge reste une exception) d’un petit peuple –  déjà sans Etat – que l’on puisse opposer dans l’Antiquité en termes de création, de beauté et de profondeur à la littérature grecque et romaine.

 

Démocratie

L’insistance avec laquelle vous avez souligné le rôle central de la démocratie dans la pensée de Spinoza rencontre mon plein assentiment. On sait qu’après avoir lié pacte social et aliénation totale, Spinoza vide celle-ci de tout contenu effectif. Négativement en contestant toute norme idéale. Mais surtout positivement en faisant buter le dispositif social sur le non respect de la liberté du citoyen : liberté de jugement bien sûr inaliénable – même si elle est menacée par la tentative des pouvoirs de s’emparer des opinions des citoyens et de les diriger ; liberté de pensée et d’expression des idées qui est le thème central du Traité. Comme vous le dites, la liberté inconditionnelle est la condition de la liberté démocratique.

Pour cette raison la construction théorique proposée par Spinoza me paraît plus complète et plus précise que celle de Rousseau. On peut dire que Spinoza a pleinement pensé notre démocratie moderne. Nous sommes ses héritiers plus que d’aucun autre penseur politique.

On conçoit que la figure du Marrane puisse illustrer cette idée de liberté. Toutes vos formules visent à contester la rigidité d’une fixation identitaire : Equivocité d’une figure sans figure et ruine de la totalité. Errance sans fin. Non absolu. Nécessité du blasphème.

Cette figure du Marrane prolonge avec force le caractère inconditionnel de la liberté politique. Utopie heureuse dans la mesure où elle se distingue de tout pouvoir qui prétendrait l’imposer. Bien sûr elle risque de buter sur le réel des structures subjective ou politique, mais Marc Goldschmit en est certainement conscient. Mais l’utopie qu’elle implique a certainement une valeur régulatrice.

Je suis sensible aussi à l’affirmation du caractère cosmopolite de cette idée, et je comprends ce que vous appelez le devoir d’hospitalité : il s’impose dans le cadre des échanges d’idéees, et je ne suis pas favorable à la censure des textes, même très violents. Mais pour l’inhumain on peut considérer tout de même que dans la pratique du politique, l’hospitalité doit céder la place au refus et à la riposte. Illustration du caractère indéplaçable de la figure du Maître, pourvu bien sûr qu’elle soit symboliquement encadrée et que soient mises en place toutes les procédures nécessaires de limitation des pouvoirs, comme celles que Spinoza envisage dans le Traité politique. Il reste qu’une société démocratique de citoyens éclairés qui n’aurait plus besoin d’injonctions extérieures, tel que l’envisage le Traité théologico-politique risque de se heurter non seulement à la difficulté de réalisation propre à tout idéal, mais aussi a une limitation d’ordre structurel.

 

Losey

J’ai beaucoup apprécié votre dernier chapitre. Je tiens Joseph Losey pour un des rares grands artistes du cinéma. Monsieur Klein est un beau film, mai j’aurais évoqué aussi bien Haines, Big Night, Cérémonie secrète ou L’assassinat de Trotzky. Le metteur en scène Losey est incomparable pour ce qui est le noyau même de la mise en scène, la direction des acteurs qui n’a rien à voir avec le théâtre – je pense à ses nombreux gros plans de visage sans la moindre parole. Comme vous le dites si bien « ses films ne nous laissent pas indemnes… ils ébranlent le désir en nous de conclure. » Ils relèvent de l’aporie sans réponse. En eux, comme dans toute grande œuvre d’art, la forme inclut la pensée, au sens où Kant parle de pensée sans concept.

Votre diagnostic sur le cinéma contemporain me paraît juste, à part quelques rares exceptions, peut-être Kechiche. Je n’aurai pas exactement la même liste que vous pour les grands du passé, mais nous avons en commun Chaplin, John Ford, Lubitsch et Murnau. J’ajouterai pour ma part le dernier Fritz Lang, le meilleur de Raoul Walsh et Eric Rohmer.

 

° Ce texte reprend  les commentaires effectués par Hubert Ricard lorsqu’il participait comme discutant de l’Hypothèse du Marrane, le 6 janvier 2015 à la Maison de l’Amérique Latine en présence de l’auteur, Marc Goldschmit.