“Psychanalyse flottante” de Patrick Hochart lors de la discussion avec François Jullien

Psychanalyse flottante. Intervention du 19 février 2023

 

Sans avoir, comme il nous en avertit d’emblée, « d’expérience personnelle de la cure » et tout en étant « extérieur à la psychanalyse », n’ayant « de compétence ni d’un côté ni de l’autre, ni comme analyste ni même comme analysant »[1], F. Jullien s’intéresse à la psychanalyse[2] au point de lui faire des propositions et d’éprouver à son endroit la démarche de « dialogue entre les cultures » qu’il promeut, tant pour contribuer à sortir la psychanalyse des ornières de la métaphysique du sujet dans lesquelles elle est sujette à retomber que pour « donner du grain à moudre » à des notions chinoises, « en les faisant venir sur le terrain de la psychanalyse » et « en les sortant du contexte de moralité, ennuyeux par son ressassement (les platitudes de la “sagesse”), dans lequel si souvent elles traînent » (p.184). Ainsi se trouve ménagé entre le propos de Freud et la pensée chinoise un vis-à-vis propre à ce que l’un se réfléchisse dans l’autre et qu’on parvienne davantage à sonder ses a priori, voire peut-être à mieux l’en dégager. Sans doute s’agit-il « d’interroger la psychanalyse du dehors et de l’envisager à distance », à titre de profane, non d’initié[3], et en sondant « les conceptions de Freud à partir de cohérences élaborées dans un contexte culturel extérieur à l’Europe » (p.14), mais encore faut-il pour ménager un tel vis-à-vis réflexif faire valoir dans le propos freudien quelque amorce, voire quelque « analogie avec la pensée chinoise » (p.130), susceptible de nouer ce que F. Jullien appelle, de manière exigeante, un dia-logue ou entretien entre les cultures, promoteur d’un commun et d’une intelligence mutuelle[4], faute de quoi plus que l’opposition, l’indifférence est de rigueur (p.15)[5].

A cet égard, l’intérêt furtif  porté par Freud à la langue chinoise et à son indétermination, réduite par l’accent mis sur le contexte, pour illustrer la langue du rêve et son « allusivité congénitale » (p.73-74)[6], quelque pertinent et admirable qu’il soit, ne vaut guère sans doute qu’à titre anecdotique, et F. Jullien s’arrête plutôt non pas tant sur l’ambition freudienne de construire un modèle métapsychologique[7]  de l’« appareil psychique » (p.12) que, tout profane qu’il soit, sur les précautions embarrassées dont Freud s’entoure pour décrire « ce qui se passe effectivement dans la cure » (p.17 ; cf. p.12, 18) et l’ars operandi (p.35) qui s’y trouve être à l’œuvre, non sans se poser la question : « le “discours” de la psychanalyse est-il pleinement en mesure de rendre compte – ou, je dirai négativement, n’est-il pas trop à l’étroit – de ce qui se joue, “se passe”, dans la cure et qui fait sa “pratique”? » (p.12). Ainsi relève-t-il sous la plume de Freud, quand il évoque sa manière de faire et qu’il retrace les vicissitudes de ce qu’il lui arrive d’appeler sa « technique », des formulations évasives, pertinentes non pas malgré mais à raison de leur évasivité. C’est qu’il ne s’agit pas d’imposer une méthode[8] ni de projeter le modèle d’un dessein à accomplir en suivant des règles rigoureusement déterminées, mais de prodiguer quelques « conseils »[9] qui mettent surtout en garde contre la tentation d’appliquer un programme et de céder à « l’orgueil thérapeutique » ou éducatif, à la  furor sanandi vel docendi : « les cas qui réussissent le mieux sont ceux dans lesquels on procède sans visée préalable (absichtslos), en se laissant surprendre à chaque tournant, et qu’on aborde toujours à nouveau sans prévention ni présupposition (unbefangen und voraussetzungslos) »[10] ; sinon, « en conformant son choix à ses attentes, on est en danger de ne jamais trouver autre chose que ce que l’on sait déjà »[11].

A l’enseigne quasi oxymorique de l’attention flottante ou plutôt « planant en égal suspens (gleichschwebende Aufmerksamkeit) » (p.30) – pendant nécessaire (notwendige Gegenstück) de la « règle fondamentale » d’une parole qui ne se soucie pas de dire[12] : à parole non triée, écoute tous azimuts -, telle est donc l’amorce freudienne d’une pensée de la disponibilité, « notion restée sous-développée dans la pensée européenne » (p.23), tant a prévalu en elle « une pensée de la liberté » qui « par rupture avec l’ordre du monde » érige le moi « en “Sujet” s’arrogeant une initiative » (p.47-48). A l’inverse, en terrain chinois, pareille « attitude-aptitude » (p.33) à ne rien exclure pour ne méconnaître aucun possible[13] et à se rompre à une vigilance « tous azimuts » (p.27) constitue « le fond même de la pensée », « le fonds d’entente » en amont de toutes les écoles (p.36) : se garder de toute im-position d’une position qui « est en même temps privation des autres possibles » (p.27), dont la partialité imposante, voire imposteuse, fausse ou obture l’appréhension globale de la situation et de son cours. Ainsi s’esquisse, pour développer l’amorce freudienne et la doter de quelque consistance, au « contraire du solipsisme (du sujet) et de son activisme », mais sans céder « à la passivité » (p.25-26), l’epochè à rebours d’un « sujet en creux » (p.25, 50), sa « prise par déprise » (p.26, 29)  qui ne s’oriente pas sur un objet préalablement et arbitrairement attendu, qui ne sacrifie à aucune prévention intempestive, mais qui capte large en tenant « toutes les choses “à égalité” » (p.42), qui s’insère à même la situation et se trouve être apte « à en exploiter les ressources sans l’affronter » (p.49). Ainsi encore F. Jullien est-il conduit à se demander : « quand Freud recommande au psychanalyste d’être “froid”[14], n’est-ce pas plutôt de “fade” qu’il s’agit, au sens qu’en a développé la Chine en suivant cette ressource de la disponibilité ? » (p.43), soit « une saveur qui, demeurant sur le seuil de la saveur, à peine prononcée, n’exclut pas » (id.).

Non qu’il s’agisse pour autant de siniser la psychanalyse – aussi bien F. Jullien partage-t-il la prudence de Montesquieu[15] et feindrait-il plutôt, en le paraphrasant, de tenir pour une chose bien triste qu’il n’est presque pas possible que les Chinois se départissent jamais de leur indifférence à la psychanalyse -, mais de passer par la Chine et de commencer par en croiser la « cohérence adverse » (p.50) pour mieux sonder et creuser l’écart dont la tension aiguise le propos freudien entre l’attitude (Einstellung)  requise pour la recherche (Forschung), celle de la modélisation métapsychologique, et l’attitude requise pour le traitement ou le soin (Behandlung), celle de la disponibilité, quand bien même sont-elles censées coïncider (zusammenfallen)[16]. Au reste, ce qui est proposé à la psychanalyse, ce n’est pas de la repeindre aux couleurs de la Chine, mais de porter au concept – terme peu chinois – et de qualifier « unitairement (conceptuellement) et positivement » (p.34) ce qui, concernant le cours du traitement ou ce qui se passe dans la cure, s’énonce, sous la plume de Freud, de manière négative, balbutiante et « paradoxale », « dans une formule frôlant la contradiction » (p.30), voire d’une façon obscurcissante[17] ; soit de donner prise sur un processus qui échappe à toute prise modélisatrice[18].

Il en va de même des quatre autres rubriques sous lesquelles se déclinent les embarras de Freud pour rendre compte de ce qui se passe effectivement dans la cure et de la stratégie de F. Jullien pour porter au concept ce qui demeure embarrassé dans le propos freudien. D’abord que la parole efficiente ne soit pas celle qui prétende aller droit au but et dire les choses mêmes, mais bien plutôt la parole allusive qui, avec force détours, ne manque pas de laisser transparaître indéfiniment. Ensuite que les résistances ne cèdent pas au prix d’un affrontement direct qui les mette au jour et les ébranlent par la force de la persuasion ou de l’enseignement, mais bien plutôt au terme d’influences diffuses, de manœuvres obliques et de biais opportuns, rien moins que démonstratifs, qui, sans « surplomb possible » (p.89), les circonviennent et, tel le vent, parviennent à infléchir la conduite (p.111-112). En troisième lieu que ce qui se joue dans la cure ne soit pas tant quelque conversion spectaculaire au Vrai ou au Bien que plutôt un procès au fil duquel l’analysant[19] est porté à « défaire ses fixations » (p.120) ou à décoïncider[20], de sorte que  l’existence retrouve de l’allant et son cours de la régulation (p.142-43). Enfin que le « travail analytique » relève moins de la grande dramaturgie européenne ponctuée de coups d’éclat et émaillée de hauts faits que bien plutôt d’une transformation silencieuse dont le résultat sonore se fait valoir soudain, mais qui tient à une longue décantation sourde qu’on ne saurait activer et dont on peut tout au plus  aménager les conditions, soit l’espace de jeu requis « pour que de la cure ait lieu » (p.170-71).

Pour finir deux remarques en guise de questions. La première a trait à l’après-coup : à deux reprises dans sa cinquième proposition, F. Jullien souligne que « c’est précisément parce que la progressivité est silencieuse qu’on ne se rend compte qu’après coup du profit auquel elle aboutit, quand le résultat est déjà là » (p.164)[21]. Encore faut-il peut-être remarquer que l’après-coup est un concept freudien de haute date[22] qui façonne, dès les premiers textes de Freud, sa conception du trauma et l’écarte de son acception usuelle. La seconde concerne l’impossible : si la dé-fixation ou la dé-coïncidence ne laisse pas de « rouvrir des possibles », cette ouverture n’a lieu qu’à l’épreuve-limite de l’impossible, qu’en frôlant l’impossible, soit  ce qui ne saurait figurer dans l’éventail des possibles. Ainsi F. Jullien avance-t-il que  « c’est du fait qu’il est l’impossible foncier que l’Invivable fait apparaître les “possibles” de la vie, ou que le possible n’est possible qu’à la lueur de l’impossible ; et que le sujet ne se découvre alors le plus pleinement sujet qu’à vivre l’effraction de cet Invivable »[23]. Or il est derechef à remarquer que la distinction ou plutôt l’écart que marque F. Jullien entre l’intolérable et l’Invivable recoupe le décalage, encore de haute date, que Freud trace discrètement, sans le souligner, entre unerträglich (insupportable) et unverträglich (intraitable), en notifiant qu’il n’est de trauma qu’en rapport avec l’intraitable.

Je doute d’avoir ainsi donné du grain à moudre à F. Jullien.

 

 

[1] Cinq concepts proposés à la psychanalyse, Paris, 2012, p.19 et 181. (Nous nous référons désormais à cet ouvrage par la seule mention de la page).

[2] Aussi bien en est-il question, par touches, dans nombre de ses essais, sinon dans tous : Dé-coïncidence, Paris, 2017, p.138-39, l’inconscient décoïncidant du système de la conscience; L’inouï, Paris, 2019, p.96 et sq. sur l’inouï de l’Inconscient ; Si près, tout autre, Paris, 2018, p.136 et sq. à propos de la jouissance ; Rouvrir des possibles, Paris, 2023, p.28-29, sur la cure comme « art d’opérer » de la décoïncidence ;…

[3] « Si j’avais eu une expérience prolongé de la psychanalyse, je m’y serais attaché, fixé, et n’aurais pas écrit ces pages. Je ne m’y serais pas risqué ou même n’y aurais pas songé » (p.182).

[4] Il n’y a pas d’identité culturelle, Paris, 2016, p.85 et sq. : « Dia, en grec, dit à la fois l’écart et le cheminement ».

[5] Cf. L’indifférence à la psychanalyse. Rencontres avec François Jullien, Paris, 2004.

[6] Conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, 1999, I, 15,  p.296-98.

[7] « Car la pensée européenne, on le sait, a pensé (construit) l’ “au-delà” du dépassement et de l’approfondissement par projection, le méta de la métaphysique (ou ne serait-ce pas aussi, chez Freud, celui de la méta-psychologie ?)… » (p.174 ; cf. contra L’inouï, p.97 : « Elle [la séparation topologique entre conscient et inconscient] nous met sur la voie d’une méta-psychologie, mais non pas de quelque méta-physique. Ou plutôt la vocation de celle-là n’est-elle pas de nous délivrer enfin du fantasme et de l’illusion, dit Freud, non plus strictement transcendantale, mais plus largement religieuse, que celle-ci a engendrés ? »).

[8] « Notre pensée se découvre démunie, en effet, quand il s’agit de concevoir une démarche qui serait rigoureuse, mais qui ne soit pas méthodique : une démarche qui ne soit pas sans cohérence, ne soit pas laissée à la chance, mais ne relève pas pour autant d’a priori prescriptifs » (p.87).

[9] « Conseils au médecin sur le traitement psychanalytique », in La technique psychanalytique, Paris, 1953, p.61-71. Ce texte sert de point de départ aux réflexions de F. Jullien (p.28 et sq. ; p.103).

[10] « Conseils… », op. cit., p.65. Ce que F. Jullien commente en ces termes : « A rebours de la théorie classique (occidentale) de la connaissance et de ses facultés, Freud ouvre donc manifestement la voie à ce que serait la disponibilité réclamée du psychanalyste. N’est-il pas néanmoins limité et contraint, sur ce chemin, par le fait qu’il n’envisage cette attitude – aptitude – que négativement : qu’elle ne soit définie que comme un comportement sans prévention ni présupposition (ou « sans spéculer ni ruminer”), autrement dit comme attention sans intention ? » (p.33-34).

[11] Id., p.62 (cité p.32).

[12] Ibid.

[13] « Conseils… », p.62 : « suit-on ses inclination, on faussera certainement la perception possible (die mögliche Wahrnehmung) ».

[14] Id., p.66 (cité p.34) : « …cette froideur affective (Gefühlskälte) requise de l’analyste… », en prenant pour modèle le chirurgien (den Chirurgen zum Vorbild zu nehmen), pourtant le modélisateur par excellence qui ne se pose « qu’un seul but : accomplir l’opération aussi conformément aux règles de l’art que possible (so kunstgerecht als möglich) » (« Conseils… », p.65).

[15] De l’esprit des lois, XIX, 18 : « Il suit encore de là une chose bien triste : c’est qu’il n’est presque pas possible que le christianisme s’établisse jamais à la Chine ».

[16] « Conseils… », p.64-65 : «  C’est un des titres de gloire du travail analytique qu’en son sein recherche et traitement coïncident, mais la technique qui sert à la première s’oppose pourtant, jusqu’à un certain point, à celle qui sert au second » ; cf. p.32-33.

[17] « Je me demande même si, faute de concept en la matière, Freud n’est pas porté, plus il avance dans cette réflexion, à la gauchir et l’obscurcir » (p.34).

[18] « C’est pourquoi aussi la pensée chinoise peut éclairer et faire ressortir de biais ce qui ne me paraît peut-être pas suffisamment explicité, à cet égard, dans le champ freudien ; et, intervenant de si loin, nous aider à lire la pensée de Freud de plus près » (p.135-36).

[19] Même si Freud, significativement, ne parle que d’ « analysé » ou de « patient ».

[20] Rouvrir des possibles, Dé-coïncidence, un art d’opérer, p.28-29 : « …et porter le patient à dé-coïncider de ce dans quoi il s’est confortablement/intolérablement muré ».

[21] « Toutefois, n’est-il pas fatal que ce bénéfice ne soit justement reconnu qu’après coup, à retardement, si tant est qu’on le reconnaisse ? » (p.166).

[22] Aussi bien figure-t-il dans les « Conseils… » : « On ne doit pas oublier que nous avons le plus souvent à écouter des choses dont la signification n’est reconnue qu’après-coup (nachträglich) » (p.62).

[23] La transparence du matin, Paris, 2023, p.115 ; ou encore : « Car c’est en se cognant contre l’Invivable et s’y trouvant confronté que vivre se promeut et s’intensifie » (id., p.117-18).