“Can’t ou Cant? Oui ou non?” de Patricia Gherovici

Can’t ou Cant? Oui ou non?

 

Tout d’abord je voudrais remercier Diana Kammieny pour avoir organisé cette rencontre, ainsi que Geneviève Morel et Claude Noële Pickman qui ont accepté d’intervenir comme répondants. Je vais commencer en vous parlant de notre recueil Lacan On Madness: Madness Yes You Can’t. (Lacan sur la folie: Folie, oui, on ne peut pas.) Nous eûmes l’idée de ce livre en 2013 à la suite de deux colloques; le premier tenu à New York en avril 2012 et organisé par Manya Steinkoler—le thème était les rapports entre folie et créativité (ce fut «The Art of Madness», à Fordham University). Le second s’appelait «On Madness» (Sur la folie), c’était à St Louis, Missouri, en octobre 2013.

Le succès de ces colloques nous avait convaincu de l’importance de présenter au public nord-Américain la contributions originale de Lacan à la psychanalyse en mettant l’accent sur la psychose. C’est en effet la rencontre de Lacan avec Aimée qui en fit un psychanalyste, et je suis heureuse d’avoir ici avec nous un de nos auteurs, Jean Allouch, qui depuis longtemps a insisté sur le rôle fondamental du traitement de la psychose chez Lacan. Allouch s’est même posé la question de savoir qui était le psychanalyste en l’affaire : était-ce Aimée ou Lacan?

Au fond, notre recueil avait l’ambition de remplir un vide dans la littérature psychanalytique en anglais. Nous voulions présenter des travaux originaux sur des phénomènes souvent considérés non seulement impénétrables à toute intervention clinique, mais aussi rejetées en tant qu’absurde ou impensables. Offrant de nouvelles perspectives sur une grande variété de manifestations et de représentations de la folie, ce livre condensait des travaux innovants réalisés par des cliniciens et des auteurs parfois traduits pour la première fois en anglais.

Le recueil inclut ainsi des essais par Geneviève Morel, Guy Dana, Darian Leader, Russel Grigg, Stijn Vanhuele, Jasper Fayerts, Hector Yankelevich, Claude Noele Pickmann, Jean-Claude Maleval, Nestor Braunstein, Jean Allouch, Rolf Flor, Paul Verhaegue, Richard Boothby, Paola Mieli, Olga Cox Cameron, Stephen Whitworth, Juliet Flower MacCannell, et Manya Steinkoler. Le volume rassemble dix-huit auteurs Lacaniens qui redéfinissent la folie dans la Clinique et aussi dans le vécu quotidien. On y trouve des perspectives diverses sur la catégorie de la psychose, qu’elle soit “ordinaire,” atypique, mélancolique, ou encore inclassable. Certains utilisent de nouvelles techniques d’écoute et d’analyse dans le contexte clinique, d’autres parlent de la folie dans la culture—un grand nombre d’artistes a su transformer leur folie en créativité.

Notre titre entendait rendre hommage aux travaux de Michel Foucault, même dans sa critique de la psychanalyse. Le terme de “Folie” a bien sûr été utilisé au cours des siècles pour contrôler, dominer, exclure et punir. Nous avons préféré “Folie” à “Psychose” pour questionner le modèle médicalisé du DSM qui est encore dominant aux USA. Nous rejetons aussi les métaphores biologiques et mécanistes des circuits neuronaux du cerveau pour repenser ce que nous appelons folie mentale, un terme qui résiste encore assez bien aux approches normatives. Evitant des catégories comme « désordre bipolaire » et «schizophrénie», nous pensons la folie comme un concept d’exclusion et d’excès clinique. Le terme déjoue la tentation de la médicalisation, incite à la controverse et à des réflexions innovantes.

Pour présenter aux lecteurs américains notre recueil sur la pensée lacanienne au sujet de la folie, nous avons choisi ce sous-titre apparemment paradoxal de “Madness, Yes You Can’t” (Folie—oui, on ne pouvez pas). Ce double-bind délibéré visait à rendre compte des limitations structurales de l’inconscient. Nous voulions dire entre autres que l’on ne peut devenir fou simplement parce qu’on le veut. Ce titre évoquait bien sûr le fameux slogan de Barack Obama “Yes, we can!” (Oui, nous le pouvons). Son slogan l’avait propulsé vers la Maison Blanche. Sa phrase comprenait une affirmation (“Oui”), un sujet collectif (“Nous”) et un modal impliquant le possible (« pouvoir»).

Un tel message d’espoir avait trouvé un écho dans les slogans du parti de la gauche radicale espagnole Podemos dont on a pu voir l’ascension fulgurante en 2014; c’était l’espoir de la gauche radicale en Europe et le confrère du parti grec Syriza. Ce «Nous le pouvons» est devenu le slogan inspirant des milliers “d’indignés” Espagnols. Ceci donna naissance un parti constitué pour lutter contre les politiques d’austérité et la corruption capitaliste dans une Espagne qui traversait une crise économique sans précédent. A l’origine, comme vous le savez sans doute, Podemos provient de ce manifeste « Mover ficha: convertir la indignación en cambio político » (« Prendre les choses en main : convertir l’indignation en changement politique »). Mais hélas, aujourd’hui on est bien loin du «Si se puede » (« Oui, c’est possible ») scandé dans des harangues passionnées en 2014. En Espagne, à l’inversez de la situation française actuelle, c’est la droite qui semble rassemblée et Podemos qui s’est divisé.

En France aussi, la frustration populaire s’est exprimée par le slogan «Oui on peut.» Lorsque les affiches de Barack Obama président français firent irruption, la blague de quelques amis devint une campagne présidentielle inattendue, un symptôme du rejet des autres candidats. Dans la mesure où nous aussi avions joué sur le slogan d’Obama, ce message d’espoir et de potentialité positive, mais pour le nier apparemment, notre titre risquait de prendre une résonance plus sinistre vu la réussite d’un « Non » porté au pouvoir par le populisme et le nihilisme de Donald Trump.

C’est pourquoi nous voulons parler assez directement de la situation actuelle aux USA et en Amérique du sud et latine, pays dans lesquels une certaine folie semble se répandre. Au Brésil, ce fut le chute de Dilma Rouseff qui impliquait presque chaque jour des shows à la télévision incluant un suspect accusé de meurtre, des vedettes du football à la retraite, un champion de judo, un chanteur de pop, un clown appelé «Grognon» avec un groupe d’hommes barbus qui se trouvent être les dirigeants d’un mouvement de femmes où il n’y a que des hommes! Plus de la moitie des membres du parlement brésilien sont accusés de corruption, de kidnapping et d’assassinats. Plus au Sud, Macri, président en Argentine, est un homme d’affaires véreux comme Trumpm; lui aussi est venu au pouvoir grâce à la société du spectacle. Mauricio Macri possède l’équipe de foot très populaire de Boca Juniors. Comme Trump, c’est une figure médiatique, un “Pipol” qui vient de signer un décret pour réglementer l’immigration. Macri, Trump et Berlusconi, notre trinité de tribuns démagogiques adorent offrir panem et circenses, mais distribuent en fait des jeux de cirque plus que du pain.

Jetons un coup d’œil à Donald Trump. Sa victoire fut due à une combinaison de célébrité dans les medias et d’un message populiste. Il a choisi un langage simplifié, son vocabulaire est réduit à cinquante mots, sa syntaxe est minimale et répétitive. Les traducteurs français désespèrent de le rendre, l’appelant “un casse-tête inédit et désolant.” Pourtant Trump est apprécié de ses supporters qui pensent qu’il communique directement avec le peuple et dit les choses comme elles sont.

Pendant la campagne électorale, j’ai été frappée de son incapacité à se servir de métaphores. Nous savons que ce qui rend un homme politique attractif est souvent le signifié caché du pénis, objet de tant de blagues et de comédies. En ce qui concerne Trump, ce support phallique fut dévoilé dans toute sa crudité. En plein débat, Donald Trump a défendu la taille de son pénis. Le futur président a parlé de son pénis lors du débat républicain (non, ce n’est pas une blague). Lors d’un échange sur les attaques personnelles entre Rubio et Trump, Trump a montré ses mains au public et s’est lancé: «Rubio s’en est pris à mes mains. […] Regardez ces mains. Est-ce qu’elles sont petites? Et il a fait référence à mes mains –si elles sont petites, alors quelque chose doit être petit. Je vous garantis qu’il n’y a aucun problème à ce sujet.» Depuis que le magazine Spy l’a qualifié de “rustre aux petits doigts” en 1988, Trump envoie de temps en temps des photos de ses mains au rédacteur en chef du magazine, qui a disparu depuis, pour lui prouver que ses doigts ne sont pas petits. Si les hommes politiques impliquent leur pénis quand ils parlent de leurs mérites, ce qui choque avec Trump c’est qu’il va droit à l’organe lui-même.

De la même manière, on assiste à la perte des effets habituels de certains mots. Les révélations les plus sordides n’ont eu aucun impact, en dehors de la volonté de continuer à choquer encore. On a parlé d’un Trump en «téflon», et il était conscient de ce phénomène. Pendant sa campagne, il a dit que sa côte de popularité ne baisserait pas même s’il allait dans la rue et tuait quelqu’un d’un coup de revolver: “I could stand in the middle of 5th Avenue and shoot somebody and I wouldn’t lose voters.” (Je pourrais me trouver en plein milieu de la cinquième avenue et tirer sur quelqu’un, et je ne perdrais pas un seul vote.) Il avait raison! Car lorsque l’on fit entendre sa phrase infamante qu’il aimait attraper les femmes par la chatte («grab her by the pussy»), ceci tourna à son avantage—il avait peut-être de petites mains, pensait-on, mais c’était un macho comme nous tous. Ce populisme de la vulgarité sexuelle faisait oublier ses millions—il pensait et parlait comme «l’homme moyen sensuel.»

Ceci ne laisse donc moins penser que Trump est fou lui-même que suggérer qu’il a su déclencher une folie générale, une folie de masse. La formule en est condensée dans l’expression courante dans les classes défavorisées: «Si un homme riche me donne une gifle, je deviens riche.» Peut-on combattre cette idéologie qui combine masochisme et paranoia? Telle serait notre question : dans le contexte de cette folie généralisée, comment faire rire un paranoïaque? Comment rire après Trump? Le rire a-t-il encore un effet politique, un potentiel révolutionnaire? L’humour a joué un rôle important dans le mouvement de «résistance» qui a suivi l’élection ; il s’est donné libre cours dans les slogans très drôles des femmes lors de leurs grandes manifestations le mois dernier.

On a noté que Trump lui-même ne semble jamais rire, même si a l’occasion il joue au clown, c’est toujours le visage impassible comme Buster Keaton. Pourtant il semblait proposer des blagues assez drôles, ainsi cette idée d’un mur de 2. 000 kilomètres entre le Mexique et les Etats-Unis. Mais il était sérieux. Trump attaqua la communauté Mexicaine dans sa campagne en parlant de «malos hombres» qui attaquaient les USA. Or jetons un coup d’œil sur le contexte actuel. En ce moment, la plus grande poussée d’immigration hispanique aux Etats-Unis vient des Mexicains. Il y avait, en 2013, 54 millions d’Hispaniques ou de Latinos aux USA ; 34 millions (64 %) étaient d’origine Mexicaine. Le second groupe est celui des Portoricains, avec une population de près de 5 millions (9,4 %). En 2050, la population blanche ne sera plus la majorité aux USA; à ce moment, on calcule à 138 millions de personnes—un bon quart de la population américaine–sera hispanophone et d’origine hispanique.

Or les populations hispaniques aux USA ont beaucoup de traits communs avec les beurs des banlieues françaises, ne serait-ce que parce qu’elles incarnent l’Autre du système dominant. Les populations arabes en France tout comme les populations d’origine portoricaine aux USA sont constituées de citoyens légitimes, mais qui ne sont pas complètement reconnus ou intégrés, à la différence des Mexicains, qui se trouvent souvent dans la situation des immigrants sans papiers. De même que l’Autre en France tend à être perçu comme un arabe, de même l’Autre américain n’est plus désormais noir ou jaune, mais un ou une hispanique.

Lors d’un débat récent avec des psychanalystes mexicains, j’ai pu constater à quel point Trump était détesté. Ces psychanalystes Lacaniens tentaient d’analyser l’obsession de Trump pour le mur, qui de plus devait être payé par le Mexique. Avec le titre de «Tras el muro» (derrière le mur, mais aussi après le mur), ils voulaient faire écho avec les thèses de Lacan sur l’amour et le mur. Notre premier débat se tint le 17 décembre 2016, juste après l’investiture de Trump, et réunissait Liora Stavchansky, Jose Eduardo Tappan, Cecile McKenna et Alejandra del Angel. Un second débat eut lieu le 18 février, “Without the wall,” avec Hector Escobar, Mauricio Gonzalez et encore Jose Eduardo Tappan.

On parla beaucoup de «faits alternatifs», de la «post-vérité », de la «post-rationalité». Une question qui revenait était de savoir si Trump était un manipulateur cynique, ou bien s’il croyait à sa réalité parallèle donc à ses propres mensonges. Nous pourrons y revenir dans la discussion, mais il me semble que l’on peut dire en gros que l’effet de Trump semble produit d’une réaction au mouvement du «politically correct» qui date du début des années quatre-vingt-dix.

Cette fonction de retour du refoulé avait été bien analysée par le philosophe de droite Richard Rorty, et ce dès 1998. Dans un petit volume, Achieving Our Country: Leftist Thought in Twentieth-Century America, un livre qui décrivait les fractures à l’intérieur de la coalition de gauche, Rorty avait bien analysé comment la Gauche mettait la politique culturelle en avant pour négliger les questions sociales, économiques et politiques de fond. Cette évolution, disait-il, contribuait à créer un ressentiment populaire qui finirait par donner libre cours à la rancœur que la Gauche avait tenté d’abolir.

Dans cet essai étonnant de la part d’un philosophe pragmatiste, Rorty prédisait que les institutions démocratiques ne pouvaient qu’échouer: les travailleurs se rendraient compte que les gouvernements ne chercheraient pas à empêcher leurs salaires de baisser ou leur travail d’être exporté à l’étranger. Les travailleurs verraient aussi que classes moyennes, également touchées par la crise et la réduction des postes, ne feraient rien pour leur venir en aide. C’est alors, écrivait Rorty, que tout allait exploser: “Les électeurs non issus des banlieues concluront que le système a échoué; ils vont chercher un homme fort pour lequel ils vont voter. Cet homme providentiel va leur assurer que s’il est élu il va se débarrasser des bureaucrates pantouflards, des avocats marrons, des agents de commerce surpayés et aussi des professeurs postmodernes.”

Rorty ajoutait qu’on ne pouvait prédire ce qu’un tel homme fort accomplirait mais imaginait un avenir sombre pour les minorités. “Il est vraisemblable que les gains obtenus ces dernières quarante années par les Américains noirs et bruns, par les homosexuels et les femmes vont être balayés.» De manière presciente, Rorty écrivait aussi: “Les blagues méprisantes à l’égard des femmes vont revenir à la mode.” Il voyait de plus un retour en force de l’intolérance et du sadisme. “Tout le ressentiment des Américains qui n’ont pas été à l’école contre des gens qui sortent de l’université et veulent leur dicter leur conduite va trouver à s’exprimer violemment.» Rorty ne pensait par que l’homme fort pourrait régler aucune problème car au contraire il est probable qu’il fera empirer la situation économique et fera la paix très vite avec les super-riches. Ce que Rorty n’avait pas imaginé était que l’homme fort providentiel serait capable à la fois de se faire passer pour super-riche (donc le garant du système capitaliste américain) et un tribun populiste (donc celui qui renouait avec le petit peuple bafoué par les fils de la bourgeoisie éduquée).

Une des réponses de l’opposition libérale à Trump après les élections fut le slogan «LOVE TRUMPS HATE» qu’on voyait partout à New York. Il signifie à la fois «l’amour triomphe de la haine», et quelque chose comme «l’amour rejette la haine déchaînée par Trump.» En fait, l’ironie assez dramatique fut que certains entendirent par là un impératif—aimez la haine de Trump! Ce déferlement passionnel, qui a fait que non seulement les super-riches n’ont plus rien à craindre, mais aussi que les racistes et homophobes se sentent encouragés dans une haine qui s’exhibe en plein jour et sans complexes, se fait passer pour la vérité.

Les faits mêmes sont récusés au nom d’une immédiateté indéniable de la passion, d’où qu’elle vienne. Face à ce déferlement de cant, un vieux mot anglais ambivalent qui signifie «phrases toutes faites, clichés, expressions stéréotypées», et aussi «jargon» et «discours hypocrite», que pouvons-nous? Nous pouvons au moins surveiller les mots, et veiller à ce qu’ils conservent un pouvoir sur le psychisme. Même si le concept de vérité est malmené, nous pouvons et devons continuer à parier sur elle.

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