Beckett 6 juillet 2022- introduction de D.Kamienny et textes de Jean-Michel Rabaté et Christien Fierens

Après notre riche soirée du 6 juillet, nous publions une partie des interventions.

Voici les interventions de D.Kamienny,  Jean Michel Rabaté et nous attendons celle de Marie Jejcic

                                                 

Notre troisième Beckett

Diana Kamienny Boczkowski

Comme indiqué dans le courrier que vous avez réçu, c’est notre troisième soirée Beckett depuis le début des soirées de Psychanalyse et transferts culturels en 2013.

C’ est avec Artaud, Joyce et d’autres, la place de l’écriture- remède qui nous amène à traiter ce sujet et le savoir que ces écrivains produisent et dont les psychanalystes s’instruisent.

Le remède peut guérir ou prolonger la maladie comme dit Shakespeare .

Le livre de Marie Jejcic a attrapé mon attention d’abord par son style, par le déploiement spaciale de son voyage à elle, par la présence du temps dans son livre. Temps dans la vie de Beckett et aussi temps de l’auteur dans la rencontre avec Beckett et de son œuvre.

Une ligne s’illumine parmi d’autres. C’est celle lié au corps, comme je suis sure que mes collègues en parleront je ne l’aborde pas. Je voulais signaler le brillant traitement de la voix que vous trouverez et auquel on reviendra.

J’ai été saisie surtout dans la première partie de l’ouvrage de Marie Jejcic, par la résonnance son écriture et de l’écriture de Beckett par le  sentiment que tous les deux écrivaient par moments des Haikus.

Le japon a influencé Joyce. Mme Butterfly est présente dans son œuvre à tel point que je me suis demandée il y a longtemps si Nora Bernacle n’était pas se geisha à lui . Le japonais est présent parmi les milliers de langues présentes.

Chez notre autre auteur insulaire, le Japon est une plus subtile présence. Un studieux de Beckett ait parlé d’un style « haiku like » , je me demande quelle est l’influence de cette forme extrême de poésie oú le réel est si présent . Comme Tanaka, un autre studieux le dit, Beckett a été influencé par le haiku par l’intermédiarie d’Einseinstein. Il a même  demandé à Eisenstein de faire des études de cinéma dans les années 30 avec lui à Moscou. Sa demande est resté lettre morte mais sa lettre est présente dans les archives Eisenstein.

Le cinéma et la théorie du cinéma de Sergei Eisenstein confronte Beckett avec cette idée de opposer  deux éléments non congruents qui produisent chez le spectateur « the vocal eyes »

Mais plus intéressant que l’anecdote, est de savoir si Beckett s’en est insprié pour achever ce que Marie JEjcic décrit comme une écriture, « qui borde un silence », un trou.

Est-ce le travail sur la langue qui l’a amené à ce type de création ou bien c’est la pratique du Hayku ?

A propos du silence d’ailleurs, un autre japonais, Takahashi, est allé voir Beckett pour lui dire que selon lui, Beckett  était un maitre Zen car il était arrivé au point de « Nothing left to tell » et il lui a montré des cercles parfaits effectués en état de satori par les maitres Zen.

Beckett avec son ironie habituelle répond « je serai incapable de dessiner de tels cercles » est- ce une réponse ironique ou bien simplement pratique ?

La question donc  le style haiku est une entière invention de lui-même ? un style qu’il adopte ? Comment se fait-il que l’universitaire japonais ait pensé au zen alors que pour Beckett comme Marie Jejcic le souligne ,l’essentiel est de jamais arriver? Car, elle le dit, « arriver c’est la mort du dire » (p 160). Ou « Encore. Dire encore Soit dit encore. Tant mal que pis encore ».

Mode « quasi nominal » que peut faire penser  à l’haiku et que j’aimerais que Marie Jejcic nous précise . L’effet Beckett est de nous transformer en poètes, en « Beckett like » , son écriture nous touche d’une manière qui collectivise sans produire la foule.

Marie nous dit qu’avec sa vie il transforme la poésie

Tu annonces ta méthode p. 280 : positionner l’œuvre sans la dissocier du mouvement même qui la fomente », tu ne parles pas de la dissocier de l’auteur mais du mouvement qui la fomente été tu évoques la perte a laquelle l’auteur consent.

Mais dans l’ écriture justement tu situes une « augmentation de vie «  une ouverture nouvelle ». Tu centres l’étude sur le rapport à la métaphore, central pour opérer sur le réel par le langage.

Pourquoi aime-t on Beckett ? tu le dis par sa radicalité courageuse. Amène la psychanalyse tous ceux qui s’y engagent à cette radicalité courageuse. Pas sûr . Peut être on l’aime aussi parce qu’ une écriture est exigée dans une analyse qu’elle s’écrive ou qu’elle se dise.

Un point que j’aimerais voir développé est celui de la jouissance , thème pour nous cette année ici.

J’aimerais connaître vos points de vue sur le type de jouissance que Beckett rencontre, celle qu’il crée, celle qu’il évite. Non pas que ceci soit absent du livre ,Marie tu évoques la jouissance à plusieurs reprises et tu inventes cette « asphyxie du symbolique », tellement appropriée à Beckett.

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“Réponse à Marie Jejcic, 6 juillet”

Jean-Michel Rabaté  

Je commencerai par une des citations de Lacan que vous mentionnez, celle qui vient du séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, du 12 mai 1971. Lacan lit avec quelques variations son essai intitulé « Lituraterre » que vous citez p. 39 et p. 253: 

«… j’étais un peu las de la poubelle à laquelle j’ai rivé mon sort. Pourtant, on sait que je ne suis pas seul à, pour partage, l’avouère. (= avouer dans version publiée). // L’avouère, pour prononcer à l’ancienne, l’avoir dont Beckett fait balance au doit qui fait déchet de notre être. Cet avouère sauve l’honneur de la littérature et ce qui m’agrée assez me relève du privilège que je pourrais croire tenir de ma place. »

Il ajoute aussitôt : 

« La question est de savoir si ce dont les manuels semblent faire étal depuis qu’ils existent – je parle des manuels de littérature – soit que la littérature soit accommodation des restes. Est-ce affaire de collocation dans l’écrit, de ce qui d’abord primitivement serait chant, mythe parlé, procession dramatique ? »

Lacan évoque les poubelles dans lesquelles les parents de Hamm sont enfoncés ; quand ils finissent par mourir l’un après l’autre, Clov n’a plus qu’à remettre le couvercle. On sait qu’en ancien français, « avoir » se pronçait \a.vwer\. Il y aurait donc un lien à faire, un nœud à produire entre « avoir », « avouer » et le « devoir » , le «doit » dans lequel on lit un impératif catégorique kantien. Seul Beckett sauverait la littérature de son déshonneur en montrant le sujet vu comme déchet d’une part, mais portant un « impératif de narration » d’autre part.   

Lacan continue en citant son traitement de la « Lettre volée » de Poe, et suggère que la psychanalyse ne peut éclairer un texte qu’à y « montrer son échec », moins échec du texte qu’échec de la méthode de lecture qui s’attache avant tout à ce qui fait trou dans le texte.  

«C’est par cette méthode que la psychanalyse pourrait le mieux justifier son intrusion dans la critique littéraire. Ça voudrait dire que la critique littéraire viendrait effectivement à se renouveler de ce que la psychanalyse soit là pour que les textes se mesurent à elle, justement de ce que l’énigme reste de son côté ; qu’elle soit coite. »

Lacan évoque de manière allusive un des bons mots de Fin de Partie. HAMM a vu une puce et demande de la poudre insecticide. CLOV lui en verse une grande dose dans sa chemise et son pantalon et s’écrie : «  La vache ! »

HAMM  demande « Tu l’as eue ? »

CLOV – On dirait (…) A moins qu’elle se tienne coïte.

HAMM – Coïte ! Coite tu veux dire. A moins qu’elle se tienne coite.

CLOV – Ah ! On dit coite ? On ne dit pas coïte ?

HAMM – Mais voyons ! Si elle se tenait coïte nous serions baisés. » (F.Partie, p. 51.)

Je ne peux explorer les multiples allusions de Lacan à Beckett, Llewellyn Brown l’a fait dans deux superbes ouvrages. Je remarquerai simplement que ce que vous proposez évite les écueils de la critique littéraire classique. Votre livre n’est pas, fondamentalement, de la critique littéraire. C’est un livre de psychanalyste, mais c’est aussi un écrit : on y sent l’art de la formule, le texte respire, et la reprise polyphonique des mêmes citations, thèmes, et motifs fait que ce livre s’ approche plus d’un roman ou d’une autofiction théorique.  

Votre livre prend place après deux lectures psychanalytiques importantes de Beckett, et vous les citez toutes les deux : 

Une lecture que je  dirais dogmatique, celle de Didier Anzieu qui fait des reproches à Bion pour n’avoir pas réussi à psychanalyser Beckett ; Une lecture lacanienne érudite qui explore un certain savoir philosophique, celle du regretté Franz Kaltenbeck, avec qui j’ai souvent discuté de Beckett.

Votre lecture est différente parce que vous vous attachez à rendre compte d’une expérience. C’est une rencontre,  et vous mettez l’accent sur le Réel. De plus  vous écrivez lucidement : «Beckett n’est pas plus philosophe que Lacan. » (p. 87) 

Vous vous appliquez à débusquer le Réel auquel l’écriture donne accès, et voulez faire partager une certaine expérience, ainsi les sauts du jeune Beckett : vous vous êtes rendue à Cooldrinagh près de Foxrock, la maison de famille près de Dublin, pour vérifier la hauteur du mélèze sur lequel le jeune Beckett se jetait pour se laisser glisser à terre (p.66) ! Ce passage m’a vraiment impressionné !     

            Je suis entièrement d’accord avec vous pour prendre un point de départ dans la poésie et la poétique de Beckett. Vous écrivez : « Un sujet n’a pas d’autre consistance que poétique. » (p. 51). Oui, pour moi aussi, la poésie est une clef majeure pour comprendre  Beckett. 

Ceci vous amène à la lecture d’un des premiers poèmes, « Sanies I », lecture qui commence de manière audacieuse en lisant dans « mu de now » sous l’allemand, l’écho sourd de « mud » en anglais – ce qui ferait signe vers Comment C’est, dont vous parlez trop peu mais qui apporterait confirmation. On lit en anglais : 

« bound for home like a good boy

where I was born with a pop with the green of the larches

ah to be back in the caul with no trusts »…

Dix vers plus loin :

« Oh the larches the pain drawn like a cork » (Echo’s Bones, in Poems, p. 12)

Beckett expliqua plus tard que ce poème évoque un double traumatisme : la naissance et le sevrage. Son occasion fut une longue balade en vélo pour survivre d’une crise amoureuse. Beckett en vint à revivre sa propre naissance, repensant à la promenade de son père qui s’enfuyait pour pas être témoin de l’accouchement ; il avait juste saisi qu’Ethna McCarthy, la femme dont il était amoureux, allait épouser son vieil ami Con Leventhal. Avec Beckett tout tourne autour de la naissance et l’amour. Mais c’est surtout l’amour de la mère, dont il faut le préciser, Beckett ne dit pas «love » mais « loving »: « I am what her savage loving has made me, and it is good that one of us should accept that finally… »   Letters, I, p. 552 (6 Octobre 1937). Dans cette même lettre très psychanalytique, il décrit l’amour maternel comme une torture physique—thème central de Comment c’est.

            Il y a donc un sadisme dans l’amour, et Beckett en avait trouvé le modèle chez Proust. Ce sadisme entraîne malgré tout vers un certain infini parce qu’il dépasse et transcende toute éthique—telle est l’idée forte d’Alain Badiou que vous citez. J’avoue avoir été impressionné par le livre d’Alain Badiou, L’immanence des vérités (2018) qui va dans le même sens: Badiou analyse la dialectique de ce qu’il appelle le recouvrement et le découvrement de l’infini dans les poèmes de Beckett. Et surtout il ne fait plus usage du concept d’un « événement » qui serait inscrit dans les textes ; il me semble qu’alors Badiou confondait le Réel Lacanien avec un événement historique ou fictionnel… Vous évitez cet écueil dans une lecture spiralée qui se fonde sur Compagnie, texte qu’elle accompagne du début à la fin, pour le relayer par L’innommable—deux excellents choix.     

            Votre perspective me remet en mémoire la thèse soutenue à Paris VIII,  je faisais partie du jury, de Solveig Hudhomme dont vous citez un excellent essai p. 222. Sa thèse, soutenue en 2013, devint L’élaboration du mythe de soi dans l’œuvre de Beckett  en 2015. Hudhomme développe cette  phrase de la nouvelle «La Fin » : «Mon mythe le veut ainsi. » (Nouvelles, p. 109). Elle termine avec une belle analyse du « mythe d’une voix » dans l’Innommable, appliquant l’idée de la parole neutre de Maurice Blanchot au corpus de Beckett qui tournerait autour d’un «Soi soi-disant. » Or vous déplacez ce mythe pour en faire un métier, dans lequel je verrais volontiers le métier à tisser du style, avec les réécritures constantes de Beckett, qui « vingt fois sur le métier » remettait son ouvrage..

Ceci m’amène à une question de fond: s’il est bien évident que le « métier d’homme » doit s’entendre au sens générique, y a-t-il une différence entre le « mythe » auto-constitué par l’écriture et ce que vous décrivez comme le courage de continuer à vivre ? Quand vous commentez « Moi seul homme, tout le reste est divin » de l’Innnommable, est-on dans l’humanisme, ou dans l’anti-humanisme ?  Bref, d’où fonder la « nécessité » (p. 95) d’être homme sans l’humanisme Sartrien ou autre toujours refusé par Beckett? Se pourrait-il que l ‘on reste pris dans la contingence, ce qui nous ramènerait vers le déchet et la poubelle ? 

         Jean-Michel Rabaté

 

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L’impossible métier d’être homme-Christian Fierens

Trois métiers — gouverner, éduquer, psychanalyser — sont selon Freud des métiers impossibles. « Le métier d’être homme » est lui aussi impossible.  Ce quatrième métier impossible ne se rajoute pas aux trois autres ; il en est la racine. Beckett l’a éprouvé dans la chair et l’os de son écrire qui touche le réel par l’impossible radical. C’est ce qui résonne et interpelle dans le livre de Marie Jejcic, c’est ce qui en fait un livre admirable, nécessaire, incontournable pour la méditation de tout psychanalyste.

Au lieu de répondre en questionnant directement moi-même, je voudrais prêter ma parole à Beckett, qui, depuis son passé, répond et questionne lui-même l’actualité du « métier d’être homme », du livre de Marie Jejcic. Je cite Le dépeupleur, un tout petit livre de Beckett publié en 1970.

« Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine. C’est l’intérieur d’un cylindre surbaissé ayant cinquante mètres de pourtour et seize de haut pour l’harmonie. Lumière. Sa faiblesse. Son jaune. Comme si les quelque quatre-vingt-mille centimètres carrés de surface totale émettaient chacun sa lueur » (p. 7).

Qu’est-ce que le dépeupleur ? Il serait facile d’y soupçonner le camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz et d’y trouver une confirmation dans le dernier paragraphe où insiste le titre d’un livre de Primo Levi, rescapé d’Auschwitz : « si c’est un homme »…, « si c’est un homme »…, « si ce fut un homme ». Le dépeupleur serait la machine infernale du génocide.

La première phrase du livre de Beckett invalide d’emblée cette réduction historisante : « des corps vont cherchant chacun son dépeupleur ». Chacun des corps est un chercheur. Ce qui est cherché, c’est une issue hors du cylindre surbaissé, hors du dépeupleur, mais il est impossible de s’enfuir de la recherche qui forcément tourne en rond. Reste à décrire le cylindre et ce qui s’y passe : cinquante mètres de pourtour, seize mètres de haut, quatre-vingt-mille centimètres, des chiffres qui sont d’ailleurs mathématiquement incompatibles entre eux. L’approche ne sera pas chiffrable. Sur les murs quelques niches que l’on peut atteindre par des échelles mobiles semblent laisser l’espoir vain d’une issue. Des corps, des proches, des lointains, des quidam, des grimpeurs, des sédentaires, des demi-sages, des agités, ils suivent les lois du fonctionnement du dépeupleur et de ses échelles. Jamais l’homme n’est mentionné : l’homme serait-il impossible ? Des chercheurs finissent pas se décourager, arrêtent de chercher  et deviennent : les vaincus. Le dépeupleur est ainsi peuplés de deux types de corps, les chercheurs et les vaincus. Le Nord, la seule balise qui permet de s’orienter dans la dépeupleur est une vaincue : « Elle est assise contre le mur les jambes relevées. Elle a la tête entre les genoux et les bras autour des jambes. La main gauche tient le tibia droit et la droite l’avant-bras gauche. Les cheveux roux ternis par l’éclairage arrivent jusqu’au sol. Ils lui cachent le visage et tout le devant du corps y compris l’entre-jambes. Le pied gauche est croisé sur le droit. Elle est le nord. Elle plutôt qu’un autre vaincu quelconque en raison de sa fixité plus grande » (p. 46). Elle est le repère spatial.

Le dernier paragraphe situe le repère temporel, dans l’ordre : « la fin impensable si cette notion est maintenue » (p. 49) et « un passé impensable si cette notion est maintenue » (p. 51). La fin est impensable parce qu’il n’y a pas la place suffisante pour que tous deviennent des vaincus, pour que tous s’allongent. C’est seulement à partir de cet impensable le premier surgissement de l’homme : « Et le voilà en effet ce dernier si c’est un homme qui lentement se redresse et au bout d’un certain temps rouvre les yeux brûlés ». Tout est figé autour de lui. « Le voilà donc si c’est un homme qui rouvre les yeux et au bout d’un certain temps se fraye un chemin jusqu’à cette première vaincue si souvent prise comme repère » (p. 50). Il écarte la chevelure de la vaincue repère, en ouvre les yeux, promène ses yeux dans les « calmes déserts » de la vaincue, qui finit par fermer ses yeux. « Lui-même à son tour au bout d’un temps impossible à chiffrer trouve enfin sa place et sa pose ». Puis c’est l’extinction de toutes les sensations : le noir (pour la vision), le degré zéro (pour la température) et le « silence plus fort que tous ces faibles souffles réunis ».

Puis vient la dernière phrase : « Voilà en gros le dernier état du cylindre et de ce petit peuple de chercheurs dont un premier si ce fut un homme dans un passé impensable baissa enfin une première fois la tête si cette notion est maintenue ».

En cette dernière phrase seulement, nous savons ce qu’est le dépeupleur, c’est la machine qui détruit, dénie, défait le peuple enfin mentionné, mentionné comme « ce petit peuple de chercheurs », et en fait des vaincus. Destruction de l’humanité ? Au contraire. C’est dans la rencontre avec la vaincue par excellence, qui ne cherche plus d’issue, que se redresse pour la première fois l’évocation d’un homme : « si c’est un homme ».

Le peuple tournait en rond dans cet espace métré, chiffré, objectivé, numérisé. « Au bout d’un temps impossible à chiffrer », « si c’est un homme » « trouve enfin sa place et sa pose ». Le temps est impossible à chiffrer, parce que la notion de fin est impensable (il n’y a pas de but déterminé à toute cette affaire) et il en va de même pour le passé, la notion du passé est impensable (ce ne sera jamais un fait passé qui expliquera le présent). Si ces notions de fin et de passé sont maintenues, elles sont chaque fois impensables.

La notion même d’homme n’apparaît que comme « si c’est un homme », entre le pensable et l’impensable. Équivoque grammaticale où un substantif substantiel (homme) est remplacé par une proposition de possible, où ça cesse de s’écrire, « l’homme » cesse de s’écrire pour être remplacé par « si c’est un homme ». Le dernier « si c’est un homme » se redresse. Voilà si c’est un homme qui rouvre les yeux. Pas l’homme, mais le pur surgissement en suspens d’un si, « si c’est un homme ». Pas de nom, pas de nomination, sinon sous la forme d’un possible, où ça cesse de s’écrire. L’audace d’une nouvelle langue remplace le nom par une expression verbale « si c’est un homme ». « Si c’est un homme » transcende le futur et le passé, car il n’est qu’un surgissement à partir d’un passé impensable : « un premier si ce fut un homme dans un passé impensable baissa enfin une première fois la tête ».

Entre pensable et impensable, le champ infini du questionner ou le gai savoir. Je cite Nietzsche : « ne pas poser de questions, ne pas vibrer du désir et du plaisir de poser des questions voilà ce que je ressens comme méprisable » et je ne cesse « de me persuader que tout homme possède ce ressenti, si c’est une homme » (Le gai savoir, p. 60, trad. modifiée).

Les questions affluent à partir du livre Marie Jejcic, depuis le début du livre jusqu’à la fin — si ces notions de début et de fin sont maintenues, car on peut lire le livre en boucle, le commencer à la fin, au début et au milieu. Tout est requestionné en fonction même du Réel, si précisément convoqué dans le livre. Je focaliserai seulement trois questions à partir d’un paragraphe nommé « présent d’un homme… », dont il faut entendre le temps aussi bien que le cadeau qui nous est fait, je vous lis seulement la fin :

« Le présent n’est pas prescrit. Le présent est cette trouée dont il lui faut faire création. Beckett ne fait pas création de son œuvre, donc pas de lui non plus comme auteur, il fait création de son présent, sans cesse à renouveler. Exigence constante. Alors, il est homme !

À chercher comment sortir de la misère mentale qui était la sienne, à tenir sur le réel de tout impossible pour s’orienter, il a transformé sa misère morale en joie !

En cela, cette invention de soi disant nous concerne. Si Dante, avec sa Comédie, a offert à Florence une langue capable d’unifier l’Italie, Beckett, par la fonction qu’il confère au réel, démontre à notre société pouvoir faire autre chose que de le redouter. Pour être parti de sa singularité la plus extrême, il rencontre l’universel et pour cela, accueille un lecteur en mesure d’advenir soi lisant…

C’est pourquoi nous ne dirons aucunement l’écriture de Beckett esthétique, mais fermement éthique. » (p. 228-229)

Questions :

  1. En quoi l’éthique implique-t-elle l’invention et la création ? Et comment et pourquoi différencier invention et création ?
  2. L’évocation de Dante implique le don, le présent d’une langue, avec Beckett, la nouvelle langue — une auttre « novolangue » — permettrait de faire autre chose que de redouter le réel (toutes les nouvelles horreurs menaçant notre société). Beckett pourrait-il nous ouvrir une piste pour entendre et répondre à ce que l’on pourrait appeler le dépeupleur généralisé du néolibéralisme, capitalisme, nouvelle  ?
  3. Ce présent implique-t-il une nouvelle conception du temps ? Du côté du chercher ? (par exemple dans le paragraphe suivant « La lettre : os de voix, poussière de verbe “

Au sujet  de la jouissance chez Beckett

Merci à Diana, à Marie et à Jean-Michel pour la riche soirée d’hier. 
J’aurai voulu tout à la fin (mais je ne suis pas parvenu à rebrancher mon micro au moment opportun) préciser une réponse à la question préliminaire de Diana : quel est le mode de jouissance, spécifique à Beckett (sous-entendu dans la triade lacanienne classique : jouissance phallique, jouissance de l’Autre, joui-sens)? On l’a dit et entendu hier soir : ce n’est ni la jouissance phallique, ni la jouissance de l’Autre, ni le joui-sens. Beckett ne se situe pas dans cette tripartition. Par contre, tout fonctionne selon « le principe de jouissance » (« l’écriture éthique de Beckett »). 
La tripartition classique vient d’un schéma de « La troisième », une mise à plat d’un noeud borroméen où seulement trois triangles sont nommés en fonction de « jouissance »; mais dans le texte de la même « troisième », Lacan parle aussi de «  jouissance du corps », de « jouissance de la vie » , « d’objet a » qui s’inscrivent facilement dans d’autres triangles du même schéma. Bref, il faut penser la jouissance chez Beckett non en fonction de cette classification (contestable) de trois jouissances, mais en fonction du noeud borroméen en mouvement (ce qui est justement le propos du livre de Marie). 
Amitiés 

 

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