Beckett 6 juillet 2022- introduction de D.Kamienny et textes de Jean-Michel Rabaté et Christien Fierens

Après notre riche soirée du 6 juillet, nous publions une partie des interventions.

Voici les interventions de D.Kamienny,  Jean Michel Rabaté et nous attendons celle de Marie Jejcic

                                                 

Notre troisième Beckett

Diana Kamienny Boczkowski

Comme indiqué dans le courrier que vous avez réçu, c’est notre troisième soirée Beckett depuis le début des soirées de Psychanalyse et transferts culturels en 2013.

C’ est avec Artaud, Joyce et d’autres, la place de l’écriture- remède qui nous amène à traiter ce sujet et le savoir que ces écrivains produisent et dont les psychanalystes s’instruisent.

Le remède peut guérir ou prolonger la maladie comme dit Shakespeare .

Le livre de Marie Jejcic a attrapé mon attention d’abord par son style, par le déploiement spaciale de son voyage à elle, par la présence du temps dans son livre. Temps dans la vie de Beckett et aussi temps de l’auteur dans la rencontre avec Beckett et de son œuvre.

Une ligne s’illumine parmi d’autres. C’est celle lié au corps, comme je suis sure que mes collègues en parleront je ne l’aborde pas. Je voulais signaler le brillant traitement de la voix que vous trouverez et auquel on reviendra.

J’ai été saisie surtout dans la première partie de l’ouvrage de Marie Jejcic, par la résonnance son écriture et de l’écriture de Beckett par le  sentiment que tous les deux écrivaient par moments des Haikus.

Le japon a influencé Joyce. Mme Butterfly est présente dans son œuvre à tel point que je me suis demandée il y a longtemps si Nora Bernacle n’était pas se geisha à lui . Le japonais est présent parmi les milliers de langues présentes.

Chez notre autre auteur insulaire, le Japon est une plus subtile présence. Un studieux de Beckett ait parlé d’un style « haiku like » , je me demande quelle est l’influence de cette forme extrême de poésie oú le réel est si présent . Comme Tanaka, un autre studieux le dit, Beckett a été influencé par le haiku par l’intermédiarie d’Einseinstein. Il a même  demandé à Eisenstein de faire des études de cinéma dans les années 30 avec lui à Moscou. Sa demande est resté lettre morte mais sa lettre est présente dans les archives Eisenstein.

Le cinéma et la théorie du cinéma de Sergei Eisenstein confronte Beckett avec cette idée de opposer  deux éléments non congruents qui produisent chez le spectateur « the vocal eyes »

Mais plus intéressant que l’anecdote, est de savoir si Beckett s’en est insprié pour achever ce que Marie JEjcic décrit comme une écriture, « qui borde un silence », un trou.

Est-ce le travail sur la langue qui l’a amené à ce type de création ou bien c’est la pratique du Hayku ?

A propos du silence d’ailleurs, un autre japonais, Takahashi, est allé voir Beckett pour lui dire que selon lui, Beckett  était un maitre Zen car il était arrivé au point de « Nothing left to tell » et il lui a montré des cercles parfaits effectués en état de satori par les maitres Zen.

Beckett avec son ironie habituelle répond « je serai incapable de dessiner de tels cercles » est- ce une réponse ironique ou bien simplement pratique ?

La question donc  le style haiku est une entière invention de lui-même ? un style qu’il adopte ? Comment se fait-il que l’universitaire japonais ait pensé au zen alors que pour Beckett comme Marie Jejcic le souligne ,l’essentiel est de jamais arriver? Car, elle le dit, « arriver c’est la mort du dire » (p 160). Ou « Encore. Dire encore Soit dit encore. Tant mal que pis encore ».

Mode « quasi nominal » que peut faire penser  à l’haiku et que j’aimerais que Marie Jejcic nous précise . L’effet Beckett est de nous transformer en poètes, en « Beckett like » , son écriture nous touche d’une manière qui collectivise sans produire la foule.

Marie nous dit qu’avec sa vie il transforme la poésie

Tu annonces ta méthode p. 280 : positionner l’œuvre sans la dissocier du mouvement même qui la fomente », tu ne parles pas de la dissocier de l’auteur mais du mouvement qui la fomente été tu évoques la perte a laquelle l’auteur consent.

Mais dans l’ écriture justement tu situes une « augmentation de vie «  une ouverture nouvelle ». Tu centres l’étude sur le rapport à la métaphore, central pour opérer sur le réel par le langage.

Pourquoi aime-t on Beckett ? tu le dis par sa radicalité courageuse. Amène la psychanalyse tous ceux qui s’y engagent à cette radicalité courageuse. Pas sûr . Peut être on l’aime aussi parce qu’ une écriture est exigée dans une analyse qu’elle s’écrive ou qu’elle se dise.

Un point que j’aimerais voir développé est celui de la jouissance , thème pour nous cette année ici.

J’aimerais connaître vos points de vue sur le type de jouissance que Beckett rencontre, celle qu’il crée, celle qu’il évite. Non pas que ceci soit absent du livre ,Marie tu évoques la jouissance à plusieurs reprises et tu inventes cette « asphyxie du symbolique », tellement appropriée à Beckett.

*************************************************************************************

“Réponse à Marie Jejcic, 6 juillet”

Jean-Michel Rabaté  

Je commencerai par une des citations de Lacan que vous mentionnez, celle qui vient du séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, du 12 mai 1971. Lacan lit avec quelques variations son essai intitulé « Lituraterre » que vous citez p. 39 et p. 253: 

«… j’étais un peu las de la poubelle à laquelle j’ai rivé mon sort. Pourtant, on sait que je ne suis pas seul à, pour partage, l’avouère. (= avouer dans version publiée). // L’avouère, pour prononcer à l’ancienne, l’avoir dont Beckett fait balance au doit qui fait déchet de notre être. Cet avouère sauve l’honneur de la littérature et ce qui m’agrée assez me relève du privilège que je pourrais croire tenir de ma place. »

Il ajoute aussitôt : 

« La question est de savoir si ce dont les manuels semblent faire étal depuis qu’ils existent – je parle des manuels de littérature – soit que la littérature soit accommodation des restes. Est-ce affaire de collocation dans l’écrit, de ce qui d’abord primitivement serait chant, mythe parlé, procession dramatique ? »

Lacan évoque les poubelles dans lesquelles les parents de Hamm sont enfoncés ; quand ils finissent par mourir l’un après l’autre, Clov n’a plus qu’à remettre le couvercle. On sait qu’en ancien français, « avoir » se pronçait \a.vwer\. Il y aurait donc un lien à faire, un nœud à produire entre « avoir », « avouer » et le « devoir » , le «doit » dans lequel on lit un impératif catégorique kantien. Seul Beckett sauverait la littérature de son déshonneur en montrant le sujet vu comme déchet d’une part, mais portant un « impératif de narration » d’autre part.   

Lacan continue en citant son traitement de la « Lettre volée » de Poe, et suggère que la psychanalyse ne peut éclairer un texte qu’à y « montrer son échec », moins échec du texte qu’échec de la méthode de lecture qui s’attache avant tout à ce qui fait trou dans le texte.  

«C’est par cette méthode que la psychanalyse pourrait le mieux justifier son intrusion dans la critique littéraire. Ça voudrait dire que la critique littéraire viendrait effectivement à se renouveler de ce que la psychanalyse soit là pour que les textes se mesurent à elle, justement de ce que l’énigme reste de son côté ; qu’elle soit coite. »

Lacan évoque de manière allusive un des bons mots de Fin de Partie. HAMM a vu une puce et demande de la poudre insecticide. CLOV lui en verse une grande dose dans sa chemise et son pantalon et s’écrie : «  La vache ! »

HAMM  demande « Tu l’as eue ? »

CLOV – On dirait (…) A moins qu’elle se tienne coïte.

HAMM – Coïte ! Coite tu veux dire. A moins qu’elle se tienne coite.

CLOV – Ah ! On dit coite ? On ne dit pas coïte ?

HAMM – Mais voyons ! Si elle se tenait coïte nous serions baisés. » (F.Partie, p. 51.)

Je ne peux explorer les multiples allusions de Lacan à Beckett, Llewellyn Brown l’a fait dans deux superbes ouvrages. Je remarquerai simplement que ce que vous proposez évite les écueils de la critique littéraire classique. Votre livre n’est pas, fondamentalement, de la critique littéraire. C’est un livre de psychanalyste, mais c’est aussi un écrit : on y sent l’art de la formule, le texte respire, et la reprise polyphonique des mêmes citations, thèmes, et motifs fait que ce livre s’ approche plus d’un roman ou d’une autofiction théorique.  

Votre livre prend place après deux lectures psychanalytiques importantes de Beckett, et vous les citez toutes les deux : 

Une lecture que je  dirais dogmatique, celle de Didier Anzieu qui fait des reproches à Bion pour n’avoir pas réussi à psychanalyser Beckett ; Une lecture lacanienne érudite qui explore un certain savoir philosophique, celle du regretté Franz Kaltenbeck, avec qui j’ai souvent discuté de Beckett.

Votre lecture est différente parce que vous vous attachez à rendre compte d’une expérience. C’est une rencontre,  et vous mettez l’accent sur le Réel. De plus  vous écrivez lucidement : «Beckett n’est pas plus philosophe que Lacan. » (p. 87) 

Vous vous appliquez à débusquer le Réel auquel l’écriture donne accès, et voulez faire partager une certaine expérience, ainsi les sauts du jeune Beckett : vous vous êtes rendue à Cooldrinagh près de Foxrock, la maison de famille près de Dublin, pour vérifier la hauteur du mélèze sur lequel le jeune Beckett se jetait pour se laisser glisser à terre (p.66) ! Ce passage m’a vraiment impressionné !     

            Je suis entièrement d’accord avec vous pour prendre un point de départ dans la poésie et la poétique de Beckett. Vous écrivez : « Un sujet n’a pas d’autre consistance que poétique. » (p. 51). Oui, pour moi aussi, la poésie est une clef majeure pour comprendre  Beckett. 

Ceci vous amène à la lecture d’un des premiers poèmes, « Sanies I », lecture qui commence de manière audacieuse en lisant dans « mu de now » sous l’allemand, l’écho sourd de « mud » en anglais – ce qui ferait signe vers Comment C’est, dont vous parlez trop peu mais qui apporterait confirmation. On lit en anglais : 

« bound for home like a good boy

where I was born with a pop with the green of the larches

ah to be back in the caul with no trusts »…

Dix vers plus loin :

« Oh the larches the pain drawn like a cork » (Echo’s Bones, in Poems, p. 12)

Beckett expliqua plus tard que ce poème évoque un double traumatisme : la naissance et le sevrage. Son occasion fut une longue balade en vélo pour survivre d’une crise amoureuse. Beckett en vint à revivre sa propre naissance, repensant à la promenade de son père qui s’enfuyait pour pas être témoin de l’accouchement ; il avait juste saisi qu’Ethna McCarthy, la femme dont il était amoureux, allait épouser son vieil ami Con Leventhal. Avec Beckett tout tourne autour de la naissance et l’amour. Mais c’est surtout l’amour de la mère, dont il faut le préciser, Beckett ne dit pas «love » mais « loving »: « I am what her savage loving has made me, and it is good that one of us should accept that finally… »   Letters, I, p. 552 (6 Octobre 1937). Dans cette même lettre très psychanalytique, il décrit l’amour maternel comme une torture physique—thème central de Comment c’est.

            Il y a donc un sadisme dans l’amour, et Beckett en avait trouvé le modèle chez Proust. Ce sadisme entraîne malgré tout vers un certain infini parce qu’il dépasse et transcende toute éthique—telle est l’idée forte d’Alain Badiou que vous citez. J’avoue avoir été impressionné par le livre d’Alain Badiou, L’immanence des vérités (2018) qui va dans le même sens: Badiou analyse la dialectique de ce qu’il appelle le recouvrement et le découvrement de l’infini dans les poèmes de Beckett. Et surtout il ne fait plus usage du concept d’un « événement » qui serait inscrit dans les textes ; il me semble qu’alors Badiou confondait le Réel Lacanien avec un événement historique ou fictionnel… Vous évitez cet écueil dans une lecture spiralée qui se fonde sur Compagnie, texte qu’elle accompagne du début à la fin, pour le relayer par L’innommable—deux excellents choix.     

            Votre perspective me remet en mémoire la thèse soutenue à Paris VIII,  je faisais partie du jury, de Solveig Hudhomme dont vous citez un excellent essai p. 222. Sa thèse, soutenue en 2013, devint L’élaboration du mythe de soi dans l’œuvre de Beckett  en 2015. Hudhomme développe cette  phrase de la nouvelle «La Fin » : «Mon mythe le veut ainsi. » (Nouvelles, p. 109). Elle termine avec une belle analyse du « mythe d’une voix » dans l’Innommable, appliquant l’idée de la parole neutre de Maurice Blanchot au corpus de Beckett qui tournerait autour d’un «Soi soi-disant. » Or vous déplacez ce mythe pour en faire un métier, dans lequel je verrais volontiers le métier à tisser du style, avec les réécritures constantes de Beckett, qui « vingt fois sur le métier » remettait son ouvrage..

Ceci m’amène à une question de fond: s’il est bien évident que le « métier d’homme » doit s’entendre au sens générique, y a-t-il une différence entre le « mythe » auto-constitué par l’écriture et ce que vous décrivez comme le courage de continuer à vivre ? Quand vous commentez « Moi seul homme, tout le reste est divin » de l’Innnommable, est-on dans l’humanisme, ou dans l’anti-humanisme ?  Bref, d’où fonder la « nécessité » (p. 95) d’être homme sans l’humanisme Sartrien ou autre toujours refusé par Beckett? Se pourrait-il que l ‘on reste pris dans la contingence, ce qui nous ramènerait vers le déchet et la poubelle ? 

         Jean-Michel Rabaté

 

*************************************************************************************

L’impossible métier d’être homme-Christian Fierens

Trois métiers — gouverner, éduquer, psychanalyser — sont selon Freud des métiers impossibles. « Le métier d’être homme » est lui aussi impossible.  Ce quatrième métier impossible ne se rajoute pas aux trois autres ; il en est la racine. Beckett l’a éprouvé dans la chair et l’os de son écrire qui touche le réel par l’impossible radical. C’est ce qui résonne et interpelle dans le livre de Marie Jejcic, c’est ce qui en fait un livre admirable, nécessaire, incontournable pour la méditation de tout psychanalyste.

Au lieu de répondre en questionnant directement moi-même, je voudrais prêter ma parole à Beckett, qui, depuis son passé, répond et questionne lui-même l’actualité du « métier d’être homme », du livre de Marie Jejcic. Je cite Le dépeupleur, un tout petit livre de Beckett publié en 1970.

« Séjour où des corps vont cherchant chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine. C’est l’intérieur d’un cylindre surbaissé ayant cinquante mètres de pourtour et seize de haut pour l’harmonie. Lumière. Sa faiblesse. Son jaune. Comme si les quelque quatre-vingt-mille centimètres carrés de surface totale émettaient chacun sa lueur » (p. 7).

Qu’est-ce que le dépeupleur ? Il serait facile d’y soupçonner le camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz et d’y trouver une confirmation dans le dernier paragraphe où insiste le titre d’un livre de Primo Levi, rescapé d’Auschwitz : « si c’est un homme »…, « si c’est un homme »…, « si ce fut un homme ». Le dépeupleur serait la machine infernale du génocide.

La première phrase du livre de Beckett invalide d’emblée cette réduction historisante : « des corps vont cherchant chacun son dépeupleur ». Chacun des corps est un chercheur. Ce qui est cherché, c’est une issue hors du cylindre surbaissé, hors du dépeupleur, mais il est impossible de s’enfuir de la recherche qui forcément tourne en rond. Reste à décrire le cylindre et ce qui s’y passe : cinquante mètres de pourtour, seize mètres de haut, quatre-vingt-mille centimètres, des chiffres qui sont d’ailleurs mathématiquement incompatibles entre eux. L’approche ne sera pas chiffrable. Sur les murs quelques niches que l’on peut atteindre par des échelles mobiles semblent laisser l’espoir vain d’une issue. Des corps, des proches, des lointains, des quidam, des grimpeurs, des sédentaires, des demi-sages, des agités, ils suivent les lois du fonctionnement du dépeupleur et de ses échelles. Jamais l’homme n’est mentionné : l’homme serait-il impossible ? Des chercheurs finissent pas se décourager, arrêtent de chercher  et deviennent : les vaincus. Le dépeupleur est ainsi peuplés de deux types de corps, les chercheurs et les vaincus. Le Nord, la seule balise qui permet de s’orienter dans la dépeupleur est une vaincue : « Elle est assise contre le mur les jambes relevées. Elle a la tête entre les genoux et les bras autour des jambes. La main gauche tient le tibia droit et la droite l’avant-bras gauche. Les cheveux roux ternis par l’éclairage arrivent jusqu’au sol. Ils lui cachent le visage et tout le devant du corps y compris l’entre-jambes. Le pied gauche est croisé sur le droit. Elle est le nord. Elle plutôt qu’un autre vaincu quelconque en raison de sa fixité plus grande » (p. 46). Elle est le repère spatial.

Le dernier paragraphe situe le repère temporel, dans l’ordre : « la fin impensable si cette notion est maintenue » (p. 49) et « un passé impensable si cette notion est maintenue » (p. 51). La fin est impensable parce qu’il n’y a pas la place suffisante pour que tous deviennent des vaincus, pour que tous s’allongent. C’est seulement à partir de cet impensable le premier surgissement de l’homme : « Et le voilà en effet ce dernier si c’est un homme qui lentement se redresse et au bout d’un certain temps rouvre les yeux brûlés ». Tout est figé autour de lui. « Le voilà donc si c’est un homme qui rouvre les yeux et au bout d’un certain temps se fraye un chemin jusqu’à cette première vaincue si souvent prise comme repère » (p. 50). Il écarte la chevelure de la vaincue repère, en ouvre les yeux, promène ses yeux dans les « calmes déserts » de la vaincue, qui finit par fermer ses yeux. « Lui-même à son tour au bout d’un temps impossible à chiffrer trouve enfin sa place et sa pose ». Puis c’est l’extinction de toutes les sensations : le noir (pour la vision), le degré zéro (pour la température) et le « silence plus fort que tous ces faibles souffles réunis ».

Puis vient la dernière phrase : « Voilà en gros le dernier état du cylindre et de ce petit peuple de chercheurs dont un premier si ce fut un homme dans un passé impensable baissa enfin une première fois la tête si cette notion est maintenue ».

En cette dernière phrase seulement, nous savons ce qu’est le dépeupleur, c’est la machine qui détruit, dénie, défait le peuple enfin mentionné, mentionné comme « ce petit peuple de chercheurs », et en fait des vaincus. Destruction de l’humanité ? Au contraire. C’est dans la rencontre avec la vaincue par excellence, qui ne cherche plus d’issue, que se redresse pour la première fois l’évocation d’un homme : « si c’est un homme ».

Le peuple tournait en rond dans cet espace métré, chiffré, objectivé, numérisé. « Au bout d’un temps impossible à chiffrer », « si c’est un homme » « trouve enfin sa place et sa pose ». Le temps est impossible à chiffrer, parce que la notion de fin est impensable (il n’y a pas de but déterminé à toute cette affaire) et il en va de même pour le passé, la notion du passé est impensable (ce ne sera jamais un fait passé qui expliquera le présent). Si ces notions de fin et de passé sont maintenues, elles sont chaque fois impensables.

La notion même d’homme n’apparaît que comme « si c’est un homme », entre le pensable et l’impensable. Équivoque grammaticale où un substantif substantiel (homme) est remplacé par une proposition de possible, où ça cesse de s’écrire, « l’homme » cesse de s’écrire pour être remplacé par « si c’est un homme ». Le dernier « si c’est un homme » se redresse. Voilà si c’est un homme qui rouvre les yeux. Pas l’homme, mais le pur surgissement en suspens d’un si, « si c’est un homme ». Pas de nom, pas de nomination, sinon sous la forme d’un possible, où ça cesse de s’écrire. L’audace d’une nouvelle langue remplace le nom par une expression verbale « si c’est un homme ». « Si c’est un homme » transcende le futur et le passé, car il n’est qu’un surgissement à partir d’un passé impensable : « un premier si ce fut un homme dans un passé impensable baissa enfin une première fois la tête ».

Entre pensable et impensable, le champ infini du questionner ou le gai savoir. Je cite Nietzsche : « ne pas poser de questions, ne pas vibrer du désir et du plaisir de poser des questions voilà ce que je ressens comme méprisable » et je ne cesse « de me persuader que tout homme possède ce ressenti, si c’est une homme » (Le gai savoir, p. 60, trad. modifiée).

Les questions affluent à partir du livre Marie Jejcic, depuis le début du livre jusqu’à la fin — si ces notions de début et de fin sont maintenues, car on peut lire le livre en boucle, le commencer à la fin, au début et au milieu. Tout est requestionné en fonction même du Réel, si précisément convoqué dans le livre. Je focaliserai seulement trois questions à partir d’un paragraphe nommé « présent d’un homme… », dont il faut entendre le temps aussi bien que le cadeau qui nous est fait, je vous lis seulement la fin :

« Le présent n’est pas prescrit. Le présent est cette trouée dont il lui faut faire création. Beckett ne fait pas création de son œuvre, donc pas de lui non plus comme auteur, il fait création de son présent, sans cesse à renouveler. Exigence constante. Alors, il est homme !

À chercher comment sortir de la misère mentale qui était la sienne, à tenir sur le réel de tout impossible pour s’orienter, il a transformé sa misère morale en joie !

En cela, cette invention de soi disant nous concerne. Si Dante, avec sa Comédie, a offert à Florence une langue capable d’unifier l’Italie, Beckett, par la fonction qu’il confère au réel, démontre à notre société pouvoir faire autre chose que de le redouter. Pour être parti de sa singularité la plus extrême, il rencontre l’universel et pour cela, accueille un lecteur en mesure d’advenir soi lisant…

C’est pourquoi nous ne dirons aucunement l’écriture de Beckett esthétique, mais fermement éthique. » (p. 228-229)

Questions :

  1. En quoi l’éthique implique-t-elle l’invention et la création ? Et comment et pourquoi différencier invention et création ?
  2. L’évocation de Dante implique le don, le présent d’une langue, avec Beckett, la nouvelle langue — une auttre « novolangue » — permettrait de faire autre chose que de redouter le réel (toutes les nouvelles horreurs menaçant notre société). Beckett pourrait-il nous ouvrir une piste pour entendre et répondre à ce que l’on pourrait appeler le dépeupleur généralisé du néolibéralisme, capitalisme, nouvelle  ?
  3. Ce présent implique-t-il une nouvelle conception du temps ? Du côté du chercher ? (par exemple dans le paragraphe suivant « La lettre : os de voix, poussière de verbe “

Au sujet  de la jouissance chez Beckett

Merci à Diana, à Marie et à Jean-Michel pour la riche soirée d’hier. 
J’aurai voulu tout à la fin (mais je ne suis pas parvenu à rebrancher mon micro au moment opportun) préciser une réponse à la question préliminaire de Diana : quel est le mode de jouissance, spécifique à Beckett (sous-entendu dans la triade lacanienne classique : jouissance phallique, jouissance de l’Autre, joui-sens)? On l’a dit et entendu hier soir : ce n’est ni la jouissance phallique, ni la jouissance de l’Autre, ni le joui-sens. Beckett ne se situe pas dans cette tripartition. Par contre, tout fonctionne selon « le principe de jouissance » (« l’écriture éthique de Beckett »). 
La tripartition classique vient d’un schéma de « La troisième », une mise à plat d’un noeud borroméen où seulement trois triangles sont nommés en fonction de « jouissance »; mais dans le texte de la même « troisième », Lacan parle aussi de «  jouissance du corps », de « jouissance de la vie » , « d’objet a » qui s’inscrivent facilement dans d’autres triangles du même schéma. Bref, il faut penser la jouissance chez Beckett non en fonction de cette classification (contestable) de trois jouissances, mais en fonction du noeud borroméen en mouvement (ce qui est justement le propos du livre de Marie). 
Amitiés 

 

Categories: Uncategorized

René Lew À partir du livre d’Enrique Tenenbaum Poesía y psicoanálisis Une théorie de lalangue dans et hors la psychanalyse

 

 Une topo-logique se lie en psychanalyse à la poétique inhérente à « lalangue », ce concept de Lacan qui, à mon avis, organise de concert le rythme, le sens et la politique du sujet. Le livre d’Enrique Tenenbaum est un des premiers à jeter les bases d’un renouveau poétique de la psychanalyse, qui n’en oublierait cependant pas son fondement de logique. C’est d’un autre déterminant de l’imaginaire qu’il est question, autre que la spécularité et liant le réel et le symbolique de l’affect en un mode de cotation qui ne donne pas la part belle à la valeur, quel que soit le registre de celle-ci. C’est donc à une révision dans la pratique psychanalytique des liens de la syntaxe et de la sémantique qu’appelle Enrique Tenenbaum, exactement comme l’enfantement du sujet depuis l’hypothèse de l’Autre renouvelle l’aliénation de chacun dans une ouverture à ce que Lacan nomme « sé-paration ».

intervention de René Lew comme discutant- Texte envoyé par l’auteur
POESIE ET PSYCHANALYSE   C’est un petit livre, mais qui est grand par sa culture.1 C’est en fait une somme sur la langue. La langue, comme tu en joues, Enrique, à la suite de Lacan, se situe entre la langue commune et le concept de « lalangue » (en un seul mot). 1. Politique du vide À cet égard m’arrête une citation (p.70) que tu utilises pour parler de « complicité [de lalangue] avec le vide », tirée d’un texte en version digitale de Maria Negroni, Esta música que se me bifurca, 2009. Il est sûr que lalangue est une complicité avec le vide, car, pour le dire en lacanien, elle permet de passer d’une impossibilité réelle, qu’on pourrait appeler un trou réel, à un trou symbolique, c’est-à-dire un trou qui est donné dans le langage de façon à permettre des variations, pas seulement dans le discours mais surtout dans l’énonciation, en autorisant des décalages de proche en proche. On peut dire que le schéma que tu fais, du moins tel que je le lis, implique que la poésie, l’interprétation analytique (ou plutôt le discours de l’analysant plus que l’interprétation, mais je considère aussi que le discours de l’analysant participe de l’interprétation), le délire, et sûrement que j’en oublie, sont de la même veine structurale (pour le dire avec Lacan) et peut-être du même schématisme référé à la langue. Je dis à la langue et pas au langage. Donc il s’agit effectivement d’une structure de la langue telle qu’elle vaut comme réel en même temps qu’il y a une logique du langage différente du langage lui-même. C’est en quoi je considère que Lacan a amené quelque chose de neuf avec ce néologisme de lalangue en un seul mot. Et donc lalangue est un effet de logique qui permet de reporter sur le discours, comme trait d’esprit, ce qui est impossible d’un quelconque rapport à un objet, y compris un objet 1 Commentaire du livre d’Enrique Tenenbaum, Poesía y psicoanálisis, exposé le 13 juin 2017, à Paris, dans le cadre de Psychanalyse et transferts culturels, Cycle de conférences organisé par Diana Kamienny, Maison de l’Amérique Latine. lalangue parole langue discours langage 2 inconscient, qu’il s’agisse d’un objet d’amour, d’un objet de meurtre (ou d’un autre encore…) dans les exemples freudiens. Donc ce qui vaut dans le chiste comme on dit à Buenos Aires, dans le Witz freudien, c’est que l’action impossible dans le réel est répercutée sur la langue, ce qui donne le jeu de mots (le trait d’esprit plutôt que le jeu de mots : le mot fait trait, fait lien entre les locuteurs) qui va constamment se présenter dans la poésie, à mon avis, à la fois comme une énonciation et une « d’énonciation »2 et par là une dénonciation. Mais ce trait d’esprit va apparaître aussi dans la particularité du discours poétique de l’analysant, dans sa spécificité pour ce qu’il en est de sa particularité de discours qui fasse qu’objectivement on ne se retrouvera pas dans ce discours de la même manière que dans celui de quelqu’un d’autre : la langue et lalangue de tel analysant lui seront toujours particulières, et particulières à produire du neuf ― poétiquement et « chistement ». C’est que l’analyste vient là en tiers dans le lien de l’analysant avec « son » objet et c’est cette tiercéité qui permet le passage à un discours et, au fond, une langue renouvelés. Le discours de l’analysant ne saurait être une leçon apprise. Même si certains commencent peut-être leur analyse de cette façon, en définitive, au bout de quelque temps, ils en viennent à l’élaboration, à la réélaboration de leur propre langue. Ce que l’analyse fait ressortir de cette façon est qu’on n’a pas appris une langue maternelle ― c’est ainsi que je lis Jakobson en accord avec lui ―, c’est une langue qu’on construit en prenant à son compte ce qu’on peut défaire de ce qu’on trouve autour de soi, pour le reconstruire à sa propre façon. Donc, ce qu’on appelle « langue maternelle », est pour moi la langue propre de quelqu’un. Mais défaire et refaire constituent aussi le travail analytique. C’est-à-dire que, chemin faisant, se reconstitue aussi l’histoire de l’analysant : l’analysant remodèle son histoire en parlant. Il constitue son histoire autrement qu’on pourrait en juger objectivement, du moins s’il y avait moyen de le faire. Dans ce mouvement de réélaboration, m’importe donc le flirt avec le vide. Il se retrouve dans l’ensemble des considérations philologiques, disons, que tu effectues, par exemple à propos de « trouer » dans son lien à « trouver » ; c’est là aussi quelque chose qui m’a arrêté, parce que moi, en bon francophone, je n’ai jamais rapporté « trouver » à « trou ». Mais pourquoi pas ? C’est constamment en anglais, en allemand, en espagnol que je me fais mes propres jeux de mots qui, sont rendus possibles, je dirais, pour ce qui me concerne, par une certaine méconnaissance que j’ai de ces langues. Mais il est vrai que « trouver » a à voir avec le trobar, et 2 R.L., D’énonciation, séminaire 1998 – 1999. 1 sujet 3 Autre R S 2 objet 3 que du coup les troubadours le « trouvèrent », si je puis dire, et que ça a à voir aussi avec le trop. La poésie se trouve là derrière tout de suite. Pas uniquement comme jeu sur les mots, mais aussi sur les notions, pour ne pas dire : sur les concepts. C’est un jeu sur la rhétorique. Sur le trobar, le meilleur livre que j’ai lu, mais il y en a sûrement d’autres qui sont très bons, est quand même celui de Jacques Roubaud, La fleur inverse (Verdier), qui commence par le défi que se lancent deux troubadours, non pas vis-à-vis d’une dame en l’occurrence, mais vis-à-vis du rien. Peut-on parler du rien ? Il y a dans cette veine plusieurs pièces poétiques où il est ainsi question du rien. Que Roubaud mette ça au début de son livre, donne bien l’indication de ce qui est en jeu dans la poésie et dans l’ensemble de ce qui s’organise autour. Pour ma part je préfère considérer qu’il y a là en jeu une fonction de vide plutôt qu’un rien objectivé. L’ensemble de ces fonctions de vide se retrouve dans l’économie subjective du chant comme dans l’organisation structurale du discours avec son contenu, mais ce contenu est souligné aussi par la rime et, avec elle, la musique. C’est un ensemble effectivement structurel. Cela donnerait une topologie, mais Roubaud, quant à lui, réfère à l’intuitionnisme, et plus précisément à la logique de Heyting. C’est dire qu’avec lalangue poétique, la logique du discours n’est pas omise (et pour le rappeler : il n’y a pas d’univers du discours3). Par rapport à ce que tu viens de dire, j’ajouterai, car je ne suis pas sûr de l’avoir lu dans ton livre, qu’il y a sûrement une poésie de Lacan. En effet, il ne m’est pas évident que Lacan parle exactement français, il parle Lacan. Pas tant quand il parle d’ailleurs, mais il écrit Lacan. Quand il parle dans ses séminaires, c’est beaucoup plus accessible. Il est vrai que tu as mis en avant une politique du traduire et pas seulement du Lacan au lacanien et du Lacan au français, mais l’on a à traduire de l’énonciation dans des énoncés. Et c’est assurément un piège, car un plein vient là combler un vide. Il n’empêche que revenir des énoncés à l’énonciation, me semble être tout à fait essentiel. Car ce qui s’entend avant tout ― quelles que soient les erreurs d’énoncé, lapsus ou maldonne de la langue, ou autres encore ―, c’est l’énonciation. Un interlocuteur rétablit illico presto l’énonciation, malgré le lapsus qui peut la contredire. C’est le vide inhérent à l’échange définissant la parole qui permet à l’énonciation de fonctionner, malgré les erreurs et les mauvaises traductions de « qu’on dise » en « ce qui se dit dans ce qui s’entend ». Dans le meilleur des cas, la fonction prime en effet l’objet. Même si personnellement je défends l’idée que tous les analystes quelles que soient leurs conceptions, nous ayons tous Freud en commun, et que pouvoir se parler, c’est se référer à Freud et assurément en allemand, et sans snobisme à ce propos, cela n’empêche pas qu’il y a des orientations de traduction tout à fait différentes. Revenir à ce que pourrait être l’énonciation de Freud, ce n’est pas faire saillir ce que Freud aurait vraiment dit ou quelque chose comme ça. C’est essayer de comprendre comment son texte est structuré. Ça ne peut se lire qu’entre les lignes. Je pense que cet entre-les-lignes se présente aussi en poésie. Ainsi je considère que les choix de traduction de Laplanche et consorts vont plus dans le sens de l’imaginaire que du symbolique où va ma préférence. On est toujours pris par ce qu’on peut ou veut entendre et la musicalité, comme le type de signifiant qui est produit et la plupart du temps à neuf, dans une créativité constante, ne sont pas toujours accessibles. C’est ce qui nous amène peut-être à reconsidérer l’énonciation. C’est 3 Lacan reprend cette assertion de Paul J. Halmos, Théorie naïve des ensembles, trad. fse Gauthier-Villars. Lacan se réfère au texte anglais ― sans le dire ― mais cela transparaît directement dans son propos (séminaire La logique du fantasme). 4 dire qu’on recrée toujours de l’énonciation. Ce n’est pas exactement l’énonciation de Freud, c’est celle qu’on va lui imputer4. Quand on lit de la poésie, il s’agit de la même chose. Ce qui est en jeu est la façon de comprendre quelque chose et (pourquoi pas ?) si possible au-delà de ce qui est écrit noir sur blanc. Comprendre, c’est aussi se laisser porter, et donc ne pas toujours strictement comprendre. C’est alors intuitif. Ainsi Lacan faisait le choix de ne pas être immédiatement compréhensible, afin d’être commenté, et que son auditeur/lecteur y mette du sien ― au même titre, disait-il, que l’analysant est tenu de mettre du sien dans la cure pour avancer. Quant à Lacan, cela correspond à dépasser ses intuitions dans la réélaboration de son énonciation. Revenir à l’énonciation, c’est donc assurément flirter avec le vide, parce que l’énonciation ne s’entend pas, elle échappe dans ce qu’elle produit d’énoncé. Et l’énoncé poétique aura l’intérêt de sa particularité, de son inventivité de telle façon que cet échappement transparaisse. C’est bien là la difficulté que certains, qui sont habitués à ne lire que de la prose, éprouvent à pouvoir lire de la poésie : ils se méprennent en méconnaissant cet échappement productif, en ne voulant rien en saisir. * 2. La langue meurt si on ne la réinvente pas Je parle de créativité, parce que je suis d’accord avec Lacan quand il dit que le signifiant est créationniste. On revient ainsi au vide, car Lacan ajoute : créationniste ex nihilo. On ne part pas de quelque chose de déjà donné pour arriver ailleurs. On crée quelque chose afin d’en dépendre d’une façon rétrogrédiente, par un mouvement de rétroaction en fait anticipatoire sur son antécédent. Je préfère même dire : par un mouvement de récursivité. Il y a toujours un hypothétique renouvelé qui va apparaître comme proprement initial, en particulier dans la poésie. Dans le travail qu’on peut effectuer sur celui de Lacan, que je prends aussi comme le paradigme de la psychanalyse, ce qui sera renouvelé est quelque chose qui ne sera pas renouvelé à l’identique au sens de répété, mais véritablement renouvelé à neuf. C’est tout à fait redondant de le dire ainsi, mais c’est qu’il y a un produit. On aboutit à une production importante dans une cure analytique, quand elle est menée à un certain terme ou, plus exactement, un terme certain. Une poésie ou plutôt un poème qui tient le coup, comme une peinture qui tient le coup, une musique qui tient le coup (qu’est-ce que c’est que tenir le coup ?, c’est une question de fond)5 est comparable à une analyse qui aura produit un aboutissement de bonne tenue. C’est à reprendre dans des termes pour lesquels tu n’insistes pas assez, à mon sens, sur cette différence entre ce qui serait le 2 et le 2+1 de la cure. 2 de l’interlocution analysant-analyste, mais cet 1+1 met justement en relation analysant et analyste dans ce qu’est la circulation de la 4 Selon ce que Barbara Cassin va noter comme « auto-proclamation » des traducteurs-commentateurs dans son édition du Poème de Parménide. 5 Colloque Psychanalyse et réforme de l’entendement II, Tenir discours, Lysimaque et Collège International de Philosophie, 1997. 5 parole comme Un en plus, soit 2 + Un6. Cela ouvre au 3+1 de la passe, telle que Lacan a pu la suggérer aux analystes post-freudiens et post-lacaniens peut-être. Sûrement que d’arriver au bout d’une analyse, c’est faire jouer un forçage comme dans la poésie et ce forçage ne peut s’entendre que dans la passe, c’est-à-dire dans un système de tierce personne, où le vide va trouver son compte mais pas l’obscénité à laquelle Freud se réfère pour aborder cette question, et que Lacan tend à éliminer en donnant la primauté à la formalisation du dispositif.7 Puisque Freud va parler du vide en le cadrant dans son texte par un schéma simple d’obscénité, il y a bien un forçage pour échapper à l’obscénité, y compris à l’obscénité de la psychanalyse, et arriver à une structure du langage qui soit une structure renouvelée. Pour moi, cela signifie remettre en circulation le signifiant qui aura été traduit en objet. Car l’objet a est un objet qui encombre le sujet, même si Lacan dit qu’il chute au bout du compte. On est différencié de son boulet, mais on se trimbale ce boulet. Pour l’alléger, pour s’en délester il faut donc remettre l’objet a en circulation comme signifiant et sous cet angle il y a une poétique de la passe. Je dis « une poétique » pour ne pas dire « de la poésie », puisque tu fais toi-même la différence, suite aux critiques que Meschonnic porte à Heidegger. Parler de poème, c’est quelque chose, parler de poésie en général, c’est autre chose. Aussi je suis prudent, je dis une poétique, mais pour signifier qu’on peut sûrement parler d’effets de langue qui rendent compte d’un repositionnement subjectif avec toute une restructuration historique du sujet et que la poésie y conduit, tout comme la psychanalyse, à condition de se départir de telles généralités au profit d’un poème particulier ou d’une psychanalyse particulière. Sous cet angle, je suis prêt à soutenir qu’il y a une poétique des mathématiques. Même si je lis des mathématiques ― et cela m’est difficile en français comme en anglais (car la plupart du temps, c’est de l’anglais) ―, je vois bien qu’il y a des auteurs dans le discours desquels je ne peux pas m’introduire et d’autres que je peux lire. Je ne suis donc pas branché sur n’importe quoi, quoi que je cherche. Mais peut-être qu’on cherche tout autant dans la poésie quelque chose de relativement déterminé qui amène à ne pas pouvoir lire n’importe quoi n’importe comment. Ces choses sont à discuter et ce n’est là qu’un premier abord. En prenant des notes au fur et à mesure de la lecture du livre, je suis amené à faire un texte critique complet que je transmettrai aussi à Diana. Pour l’heure c’est là un premier abord pour engager une discussion. * 3. L’acte poétique Je vais reprendre les choses un peu autrement pour souligner que ton livre (sûrement pas le premier, mais un des premiers, me semble-t-il) est pour moi une somme lisible, qui permet d’aborder la psychanalyse ― et même si Lacan a fait référence au poème ― autrement que par la logique et la topologie, autrement que par la structure. Plutôt que par une théorie de la structure à quoi peut correspondre la logique, on peut aborder la structure par sa mise en acte dans le poème. Il s’agit même d’une réinvention de la structure dans le poème. Un abord 6 Voir Lacan, à propos du Temps logique, dans Encore, texte établi, Seuil, p. . 7 Ce risque de l’obscénité grève cependant constamment les passes, quelle que soit l’attention portée au dispositif. 6 pas seulement poétique mais littéraire en général de la psychanalyse demande à être reconsidéré. Il y va de la responsabilité des analystes, sans laisser pour autant tomber la logique, de réorienter la psychanalyse pour qu’on n’en oublie pas « qu’on dise ». C’est-à-dire avec le poème, sûrement, l’énonciation et la littérature tout compris. Je voudrais faire une suggestion, en écoutant Ilda Rodriguez, car nous discutons. Il y a une différence à faire, je le dis pour moi, entre la langue commune et la langue maternelle comme je l’ai donnée, c’est-à-dire la langue singulière de quelqu’un. Dire qu’une langue, pour qu’elle se transmette en tant que langue commune, doit être réinventée en tant que référée à la singularité, réinventée singulièrement, me rappelle que Lacan à la fin du « Temps logique… », avance dans sa note terminale que « le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel ». Peut-être que la langue commune pourrait être donnée comme le fait qu’elle n’est rien que le sujet de cet individuel, qui n’est que lalangue, comme j’ai tendu précédemment à la définir quelque peu brièvement. Auquel cas, le poème s’aborde aussi en termes de temps logique. On n’est pas seul, et personne ne parvient à se soutenir sinon par les autres. Et, inversement, personne ne vaut par les autres sinon depuis sa singularité. On se doit de tenir les deux bouts à la fois ou, plus exactement, les deux orientations. C’est quelque chose de cet ordre somme toute récursif qui est indiqué dans un savoir qui tienne parce que textuel. C’est ce que disait Ilda quand elle a parlé du su-jet. Parce que chaque fois que j’ai lu cette façon de parler du sujet, j’ai souligné le -jet, pas le su- . On aborde différemment les mêmes mots, c’est vrai et cela souligne la manière toujours singulière d’appréhender une énonciation ― y compris à passer du sub-jectum au su. Une question se pose dès lors ici : Comment le poème tient debout ou tient la route ? Est-ce qu’un poème tient (debout ou non) s’il est traduisible ? À quoi l’on peut répondre que si le discours de l’analysant n’est pas traductible8 dans un langage quelconque, théorique ou autre, et souvent préétabli, c’est qu’à mon avis il s’agit de signifiant. On n’a pas beaucoup parlé de signifiant ce soir. Les signifiants ne sont pas accessibles. Dès qu’ils sont émis, ils s’évanouissent. Et qu’est-ce qu’il nous reste ? Quelque chose de vocal, ou même un effet de sens, voire simplement du signe. Par contre le signifiant lui-même disparaît aussitôt qu’il est émis au profit d’un autre, etc., il n’y aura donc pas de traduction du signifiant.9 Il y a quelque chose qui est là à discuter. Qu’est-ce qu’on traduit exactement ? Derrière le terme de « traduire », il ne s’agit pas que de phrases. En quoi le signifiant intervient dans la traduction ? C’est la question, pas forcément préalable, mais qui arrive chemin faisant et que je reprendrai dans un commentaire plus pointilleux du livre d’Enrique Tenenbaum. 8 Ce terme infléchit « traduisible » (passant d’une langue à une autre) pour spécifier cette fois la possibilité de passer de la langue à lalangue, et inversement. 9 Mais le signifiant est traductible en un autre signifiant aussi évanescent, mais pourtant réel.

Categories: Uncategorized

Roland Chemama: “Eléments pour la discussion autour de la perversion”

Je remercie Diana Kamienny d’avoir organisé cette soirée pour revenir sur le thème de la perversion, en présentant l’ouvrage que nous avons récemment publié, « perversion now »,et qui a fait suite à un colloque qui a eu lieu à Londres en septembre 2015. Je vais contribuer à la présentation et à la discussion de cet ouvrage, mais je dirai tout de suite que j’ai souhaité préparer un texte assez court en me réservant ainsi la possibilité d’improviser, soit dans le fil de mon texte, soit dans la discussion.

L’argument du colloque « Perversion now » commençait par une question : Le déni de la castration serait-il désormais banalisé ?

Cette question nous conduisait d’emblée à partir d’interrogations qui avaient pris une grande place chez les psychanalystes depuis deux ou trois décennies. Ces interrogations concernent ce que l’argument désigne comme « émergence de phénomènes nouveaux ». Il s’agirait de « formes de symptômes inédites », qui renverraient elles mêmes (je cite toujours l’argument) à « un désir saturé par la jouissance immédiate de l’objet toujours nouveau et accessible ».

En même temps, il faut bien le dire, l’argument était nuancé. Au poids de ces phénomènes nouveaux, il semblait opposer une sorte de permanence de la structure. Mais la question était néanmoins posée. N’avons nous pas, si nous voulons interroger la perversion en ce début du 21ème siècle, à prendre en compte cette possible banalisation de la perversion ?

Pour ma part en tout cas, lors du colloque, j’ai estimé que c’était de là qu’il fallait partir : questionner une perversion banalisée, ou pour le dire autrement une « perversion ordinaire ». Il y a bien sûr bien d’autres questions qu’il était possible et souhaitable de poser. Mais le pari était de dire qu’aujourd’hui la plupart des questions pouvaient s’organiser à partir de ce point. C’est en tout cas toujours mon point de vue.

 

Alors ce que je relevais à l’époque c’est que le terme même de perversion ordinaire faisait nécessairement penser au livre que Jean Pierre Lebrun a écrit sur cette question. Comme ce livre, de même que plusieurs des publications de Jean-Pierre Lebrun, a pu prêter à controverse, il fallait bien tout d’abord tenter de lever quelques malentendus. Et c’est de cela aussi que je vais repartir aujourd’hui.

Lorsque Jean-Pierre Lebrun évoque une « perversion ordinaire », lorsque nous mêmes nous questionnons à nouveau cette idée (ou même simplement celle d’une perversion « banalisée ») est-ce que cela veut dire que nous considérons que le sujet contemporain, dans sa recherche de satisfaction, s’affranchit de toute limitation de jouissance ? Est-ce que cela veut dire qu’il se situe hors castration ? Je ne le crois pas.

Il me semble que chez J-P Lebrun lui-même il ne s’agit pas vraiment de dire que le sujet contemporain est pervers, que nos contemporains, individuellement deviendraient tous pervers. L’idée est plutôt que les discours sociaux favorisent aujourd’hui le choix de modes de jouissance qui pour le moins évoquent l’organisation perverse. Pour le dire en termes lacaniens les discours sociaux donnent à penser que l’objet cause de notre désir, l’objet dit objet a, serait disponible pour notre satisfaction. Mais le sujet individuel, en tant que tel, n’est sans doute pas moins entravé que le sujet d’hier. Il éprouve, comme le sujet d’hier que l’objet cause du désir est hors d’atteinte.

Il y a là une contradiction apparente, et sans doute faut-il la souligner parce qu’elle est importante dans la clinique contemporaine. Le sujet individuel n’est pas dans une jouissance sans limite. Mais tout se passe comme s’il se le reprochait. A preuve l’usage si fréquent du terme de tabou, utilisé dans une perspective franchement péjorative. Le surmoi contemporain prescrit de ne pas avoir de tabous.

Ainsi le sujet est-il dans un véritable clivage. On pourrait dire qu’il n’est pas plus pervers que celui d’hier. Mais en tant qu’il adhère au discours contemporain sur la jouissance il l’est tout de même. Et je dois dire que le concept de clivage, introduit par Freud pour rendre compte du fétichisme, me paraît toujours constituer un des concepts les plus fondamentaux pour parler de la perversion.

 

Autour de cette première remarque on pourrait cependant en faire plusieurs autres. La première c’est qu’au fond la perversion n’a pas attendu les discours contemporains pour être ordinaire. Elle l’est, selon Freud, chez l’enfant, puisque celui-ci se définit come pervers polymorphe, mais aussi puisqu’il commence, assez systématiquement, par dénier la castration – si du moins nous partageons le point de vue de Freud selon lequel l’enfant croit d’abord que tous les êtres humains possèdent un pénis. Mais on peut aussi soutenir cette idée d’une perversion ordinaire chez le sujet humain de façon tout à fait différente. Je suis plutôt d’accord avec Gérard Pommier, qui affirmait lors d’un colloque de la Fondation européenne pour la psychanalyse, à Madrid, que la perversion se rencontre dans toutes les structures, au sens où le désir sexuel est fondamentalement erratique, au sens où rien ne l’attache particulièrement à un objet supposé naturel.

En ce sens je dirai d’ailleurs que la question me paraît moins de dire ce qu’est aujourd’hui, « now ! », la perversion, mais de dire comment aujourd’hui les psychanalystes peuvent se situer par rapport au discours sur la perversion.

Si vous lisez le grand ouvrage de Krafft-Ebing, la Psychopathia sexualis, vous verrez que sa position sur la perversion est loin d’être la position moralisatrice qu’on imagine. C’est qu’à l’époque il pouvait par exemple être utile, pour un pervers d’évoquer, devant la justice, la force trop grande d’une pulsion perverse à laquelle il ne pouvait résister, et qui l’aurait contraint à se livrer à ses actes. Imagine-t-on aujourd’hui l’auteur d’un crime ou d’un délit qui s’abriterait derrière sa perversion pour solliciter l’indulgence du tribunal ?

Avec Freud s’est introduit, comme je l’ai dit, l’idée d’une perversion ordinaire chez l’enfant. Mais de celle-ci, tout se passe comme si on en avait de plus en plus perdu l’idée, puisque aujourd’hui, à nouveau, certains comportements supposés pervers chez un enfant seront toujours attribués à l’influence pernicieuse d’un adulte. C’est là, sur la question de la perversion, une régression considérable.

Enfin, puisque j’en suis à la question de la régression, cette régression qui guette toujours la pensée analytique et qui l’empêche de maintenir le tranchant de certaines de ses analyses, je vous dirai un mot de ce qui, aujourd’hui, me semble être une des idées les plus difficiles à maintenir dans notre contexte culturel. Cette idée, je la trouve chez Lacan, en particulier dans son séminaire sur Le transfert : Lacan y affirme en effet que « Si la société entraîne, par son effet de censure, une forme de désagrégation qui s’appelle la névrose, c’est en un sens contraire d’élaboration, de construction, de sublimation disons le mot, que peut se concevoir la perversion quand elle est produit de la culture. »

On voit ce que Lacan veut dire ici. Il reprend le thème freudien du malaise dans la culture. Apparemment, pour lui comme pour Freud, la civilisation peut mettre le sujet face à une censure qu’il ne peut assumer, et cela produit la névrose. Quand c’est le cas ce serait, affirme-t-il, la perversion qui par son projet transgressif viendrait ouvrir à l’homme un champ nouveau. Il ne faut d’ailleurs pas oublier qu’assez souvent ce qui hier était considéré comme perversion peut apparaître aujourd’hui comme forme acceptable de la vie.

Il me semble que c’est cela que nous n’avons pas à oublier aujourd’hui, si du moins nous voulons prendre en compte les avancées de la psychanalyse elle-même, si nous ne voulons pas retomber dans un rigorisme que la révolution freudienne nous avait permis de dépasser.

 

Categories: Uncategorized

Poésie et Psychanalyse-contribution de René Lew à la discussion du livre du même no mâle 13 juin 2017

1 René Lew Poésie et psychanalyse C’est un petit livre, mais qui est grand par sa culture.1 C’est en fait une somme sur la langue. La langue, comme tu en joues, Enrique, à la suite de Lacan, se situe entre la langue commune et le concept de « lalangue » (en un seul mot). 1. Politique du vide À cet égard m’arrête une citation (p.70) que tu utilises pour parler de « complicité [de lalangue] avec le vide », tirée d’un texte en version digitale de Maria Negroni, Esta música que se me bifurca, 2009. Il est sûr que lalangue est une complicité avec le vide, car, pour le dire en lacanien, elle permet de passer d’une impossibilité réelle, qu’on pourrait appeler un trou réel, à un trou symbolique, c’est-à-dire un trou qui est donné dans le langage de façon à permettre des variations, pas seulement dans le discours mais surtout dans l’énonciation, en autorisant des décalages de proche en proche. On peut dire que le schéma que tu fais, du moins tel que je le lis, implique que la poésie, l’interprétation analytique (ou plutôt le discours de l’analysant plus que l’interprétation, mais je considère aussi que le discours de l’analysant participe de l’interprétation), le délire, et sûrement que j’en oublie, sont de la même veine structurale (pour le dire avec Lacan) et peut-être du même schématisme référé à la langue. Je dis à la langue et pas au langage. Donc il s’agit effectivement d’une structure de la langue telle qu’elle vaut comme réel en même temps qu’il y a une logique du langage différente du langage lui-même. C’est en quoi je considère que Lacan a amené quelque chose de neuf avec ce néologisme de lalangue en un seul mot. Et donc lalangue est un effet de logique qui permet de reporter sur le discours, comme trait d’esprit, ce qui est impossible d’un quelconque rapport à un objet, y compris un objet 1 Commentaire du livre d’Enrique Tenenbaum, Poesía y psicoanálisis, exposé le 13 juin 2017, à Paris, dans le cadre de Psychanalyse et transferts culturels, Cycle de conférences organisé par Diana Kamienny, Maison de l’Amérique Latine. lalangue parole langue discours langage 2 inconscient, qu’il s’agisse d’un objet d’amour, d’un objet de meurtre (ou d’un autre encore…) dans les exemples freudiens. Donc ce qui vaut dans le chiste comme on dit à Buenos Aires, dans le Witz freudien, c’est que l’action impossible dans le réel est répercutée sur la langue, ce qui donne le jeu de mots (le trait d’esprit plutôt que le jeu de mots : le mot fait trait, fait lien entre les locuteurs) qui va constamment se présenter dans la poésie, à mon avis, à la fois comme une énonciation et une « d’énonciation »2 et par là une dénonciation. Mais ce trait d’esprit va apparaître aussi dans la particularité du discours poétique de l’analysant, dans sa spécificité pour ce qu’il en est de sa particularité de discours qui fasse qu’objectivement on ne se retrouvera pas dans ce discours de la même manière que dans celui de quelqu’un d’autre : la langue et lalangue de tel analysant lui seront toujours particulières, et particulières à produire du neuf ― poétiquement et « chistement ». C’est que l’analyste vient là en tiers dans le lien de l’analysant avec « son » objet et c’est cette tiercéité qui permet le passage à un discours et, au fond, une langue renouvelés. Le discours de l’analysant ne saurait être une leçon apprise. Même si certains commencent peut-être leur analyse de cette façon, en définitive, au bout de quelque temps, ils en viennent à l’élaboration, à la réélaboration de leur propre langue. Ce que l’analyse fait ressortir de cette façon est qu’on n’a pas appris une langue maternelle ― c’est ainsi que je lis Jakobson en accord avec lui ―, c’est une langue qu’on construit en prenant à son compte ce qu’on peut défaire de ce qu’on trouve autour de soi, pour le reconstruire à sa propre façon. Donc, ce qu’on appelle « langue maternelle », est pour moi la langue propre de quelqu’un. Mais défaire et refaire constituent aussi le travail analytique. C’est-à-dire que, chemin faisant, se reconstitue aussi l’histoire de l’analysant : l’analysant remodèle son histoire en parlant. Il constitue son histoire autrement qu’on pourrait en juger objectivement, du moins s’il y avait moyen de le faire. Dans ce mouvement de réélaboration, m’importe donc le flirt avec le vide. Il se retrouve dans l’ensemble des considérations philologiques, disons, que tu effectues, par exemple à propos de « trouer » dans son lien à « trouver » ; c’est là aussi quelque chose qui m’a arrêté, parce que moi, en bon francophone, je n’ai jamais rapporté « trouver » à « trou ». Mais pourquoi pas ? C’est constamment en anglais, en allemand, en espagnol que je me fais mes propres jeux de mots qui, sont rendus possibles, je dirais, pour ce qui me concerne, par une certaine méconnaissance que j’ai de ces langues. Mais il est vrai que « trouver » a à voir avec le trobar, et 2 R.L., D’énonciation, séminaire 1998 – 1999. 1 sujet 3 Autre R S 2 objet 3 que du coup les troubadours le « trouvèrent », si je puis dire, et que ça a à voir aussi avec le trop. La poésie se trouve là derrière tout de suite. Pas uniquement comme jeu sur les mots, mais aussi sur les notions, pour ne pas dire : sur les concepts. C’est un jeu sur la rhétorique. Sur le trobar, le meilleur livre que j’ai lu, mais il y en a sûrement d’autres qui sont très bons, est quand même celui de Jacques Roubaud, La fleur inverse (Verdier), qui commence par le défi que se lancent deux troubadours, non pas vis-à-vis d’une dame en l’occurrence, mais vis-à-vis du rien. Peut-on parler du rien ? Il y a dans cette veine plusieurs pièces poétiques où il est ainsi question du rien. Que Roubaud mette ça au début de son livre, donne bien l’indication de ce qui est en jeu dans la poésie et dans l’ensemble de ce qui s’organise autour. Pour ma part je préfère considérer qu’il y a là en jeu une fonction de vide plutôt qu’un rien objectivé. L’ensemble de ces fonctions de vide se retrouve dans l’économie subjective du chant comme dans l’organisation structurale du discours avec son contenu, mais ce contenu est souligné aussi par la rime et, avec elle, la musique. C’est un ensemble effectivement structurel. Cela donnerait une topologie, mais Roubaud, quant à lui, réfère à l’intuitionnisme, et plus précisément à la logique de Heyting. C’est dire qu’avec lalangue poétique, la logique du discours n’est pas omise (et pour le rappeler : il n’y a pas d’univers du discours3). Par rapport à ce que tu viens de dire, j’ajouterai, car je ne suis pas sûr de l’avoir lu dans ton livre, qu’il y a sûrement une poésie de Lacan. En effet, il ne m’est pas évident que Lacan parle exactement français, il parle Lacan. Pas tant quand il parle d’ailleurs, mais il écrit Lacan. Quand il parle dans ses séminaires, c’est beaucoup plus accessible. Il est vrai que tu as mis en avant une politique du traduire et pas seulement du Lacan au lacanien et du Lacan au français, mais l’on a à traduire de l’énonciation dans des énoncés. Et c’est assurément un piège, car un plein vient là combler un vide. Il n’empêche que revenir des énoncés à l’énonciation, me semble être tout à fait essentiel. Car ce qui s’entend avant tout ― quelles que soient les erreurs d’énoncé, lapsus ou maldonne de la langue, ou autres encore ―, c’est l’énonciation. Un interlocuteur rétablit illico presto l’énonciation, malgré le lapsus qui peut la contredire. C’est le vide inhérent à l’échange définissant la parole qui permet à l’énonciation de fonctionner, malgré les erreurs et les mauvaises traductions de « qu’on dise » en « ce qui se dit dans ce qui s’entend ». Dans le meilleur des cas, la fonction prime en effet l’objet. Même si personnellement je défends l’idée que tous les analystes quelles que soient leurs conceptions, nous ayons tous Freud en commun, et que pouvoir se parler, c’est se référer à Freud et assurément en allemand, et sans snobisme à ce propos, cela n’empêche pas qu’il y a des orientations de traduction tout à fait différentes. Revenir à ce que pourrait être l’énonciation de Freud, ce n’est pas faire saillir ce que Freud aurait vraiment dit ou quelque chose comme ça. C’est essayer de comprendre comment son texte est structuré. Ça ne peut se lire qu’entre les lignes. Je pense que cet entre-les-lignes se présente aussi en poésie. Ainsi je considère que les choix de traduction de Laplanche et consorts vont plus dans le sens de l’imaginaire que du symbolique où va ma préférence. On est toujours pris par ce qu’on peut ou veut entendre et la musicalité, comme le type de signifiant qui est produit et la plupart du temps à neuf, dans une créativité constante, ne sont pas toujours accessibles. C’est ce qui nous amène peut-être à reconsidérer l’énonciation. C’est 3 Lacan reprend cette assertion de Paul J. Halmos, Théorie naïve des ensembles, trad. fse Gauthier-Villars. Lacan se réfère au texte anglais ― sans le dire ― mais cela transparaît directement dans son propos (séminaire La logique du fantasme). 4 dire qu’on recrée toujours de l’énonciation. Ce n’est pas exactement l’énonciation de Freud, c’est celle qu’on va lui imputer4. Quand on lit de la poésie, il s’agit de la même chose. Ce qui est en jeu est la façon de comprendre quelque chose et (pourquoi pas ?) si possible au-delà de ce qui est écrit noir sur blanc. Comprendre, c’est aussi se laisser porter, et donc ne pas toujours strictement comprendre. C’est alors intuitif. Ainsi Lacan faisait le choix de ne pas être immédiatement compréhensible, afin d’être commenté, et que son auditeur/lecteur y mette du sien ― au même titre, disait-il, que l’analysant est tenu de mettre du sien dans la cure pour avancer. Quant à Lacan, cela correspond à dépasser ses intuitions dans la réélaboration de son énonciation. Revenir à l’énonciation, c’est donc assurément flirter avec le vide, parce que l’énonciation ne s’entend pas, elle échappe dans ce qu’elle produit d’énoncé. Et l’énoncé poétique aura l’intérêt de sa particularité, de son inventivité de telle façon que cet échappement transparaisse. C’est bien là la difficulté que certains, qui sont habitués à ne lire que de la prose, éprouvent à pouvoir lire de la poésie : ils se méprennent en méconnaissant cet échappement productif, en ne voulant rien en saisir. * 2. La langue meurt si on ne la réinvente pas Je parle de créativité, parce que je suis d’accord avec Lacan quand il dit que le signifiant est créationniste. On revient ainsi au vide, car Lacan ajoute : créationniste ex nihilo. On ne part pas de quelque chose de déjà donné pour arriver ailleurs. On crée quelque chose afin d’en dépendre d’une façon rétrogrédiente, par un mouvement de rétroaction en fait anticipatoire sur son antécédent. Je préfère même dire : par un mouvement de récursivité. Il y a toujours un hypothétique renouvelé qui va apparaître comme proprement initial, en particulier dans la poésie. Dans le travail qu’on peut effectuer sur celui de Lacan, que je prends aussi comme le paradigme de la psychanalyse, ce qui sera renouvelé est quelque chose qui ne sera pas renouvelé à l’identique au sens de répété, mais véritablement renouvelé à neuf. C’est tout à fait redondant de le dire ainsi, mais c’est qu’il y a un produit. On aboutit à une production importante dans une cure analytique, quand elle est menée à un certain terme ou, plus exactement, un terme certain. Une poésie ou plutôt un poème qui tient le coup, comme une peinture qui tient le coup, une musique qui tient le coup (qu’est-ce que c’est que tenir le coup ?, c’est une question de fond)5 est comparable à une analyse qui aura produit un aboutissement de bonne tenue. C’est à reprendre dans des termes pour lesquels tu n’insistes pas assez, à mon sens, sur cette différence entre ce qui serait le 2 et le 2+1 de la cure. 2 de l’interlocution analysant-analyste, mais cet 1+1 met justement en relation analysant et analyste dans ce qu’est la circulation de la 4 Selon ce que Barbara Cassin va noter comme « auto-proclamation » des traducteurs-commentateurs dans son édition du Poème de Parménide. 5 Colloque Psychanalyse et réforme de l’entendement II, Tenir discours, Lysimaque et Collège International de Philosophie, 1997. 5 parole comme Un en plus, soit 2 + Un6. Cela ouvre au 3+1 de la passe, telle que Lacan a pu la suggérer aux analystes post-freudiens et post-lacaniens peut-être. Sûrement que d’arriver au bout d’une analyse, c’est faire jouer un forçage comme dans la poésie et ce forçage ne peut s’entendre que dans la passe, c’est-à-dire dans un système de tierce personne, où le vide va trouver son compte mais pas l’obscénité à laquelle Freud se réfère pour aborder cette question, et que Lacan tend à éliminer en donnant la primauté à la formalisation du dispositif.7 Puisque Freud va parler du vide en le cadrant dans son texte par un schéma simple d’obscénité, il y a bien un forçage pour échapper à l’obscénité, y compris à l’obscénité de la psychanalyse, et arriver à une structure du langage qui soit une structure renouvelée. Pour moi, cela signifie remettre en circulation le signifiant qui aura été traduit en objet. Car l’objet a est un objet qui encombre le sujet, même si Lacan dit qu’il chute au bout du compte. On est différencié de son boulet, mais on se trimbale ce boulet. Pour l’alléger, pour s’en délester il faut donc remettre l’objet a en circulation comme signifiant et sous cet angle il y a une poétique de la passe. Je dis « une poétique » pour ne pas dire « de la poésie », puisque tu fais toi-même la différence, suite aux critiques que Meschonnic porte à Heidegger. Parler de poème, c’est quelque chose, parler de poésie en général, c’est autre chose. Aussi je suis prudent, je dis une poétique, mais pour signifier qu’on peut sûrement parler d’effets de langue qui rendent compte d’un repositionnement subjectif avec toute une restructuration historique du sujet et que la poésie y conduit, tout comme la psychanalyse, à condition de se départir de telles généralités au profit d’un poème particulier ou d’une psychanalyse particulière. Sous cet angle, je suis prêt à soutenir qu’il y a une poétique des mathématiques. Même si je lis des mathématiques ― et cela m’est difficile en français comme en anglais (car la plupart du temps, c’est de l’anglais) ―, je vois bien qu’il y a des auteurs dans le discours desquels je ne peux pas m’introduire et d’autres que je peux lire. Je ne suis donc pas branché sur n’importe quoi, quoi que je cherche. Mais peut-être qu’on cherche tout autant dans la poésie quelque chose de relativement déterminé qui amène à ne pas pouvoir lire n’importe quoi n’importe comment. Ces choses sont à discuter et ce n’est là qu’un premier abord. En prenant des notes au fur et à mesure de la lecture du livre, je suis amené à faire un texte critique complet que je transmettrai aussi à Diana. Pour l’heure c’est là un premier abord pour engager une discussion. * 3. L’acte poétique Je vais reprendre les choses un peu autrement pour souligner que ton livre (sûrement pas le premier, mais un des premiers, me semble-t-il) est pour moi une somme lisible, qui permet d’aborder la psychanalyse ― et même si Lacan a fait référence au poème ― autrement que par la logique et la topologie, autrement que par la structure. Plutôt que par une théorie de la structure à quoi peut correspondre la logique, on peut aborder la structure par sa mise en acte dans le poème. Il s’agit même d’une réinvention de la structure dans le poème. Un abord 6 Voir Lacan, à propos du Temps logique, dans Encore, texte établi, Seuil, p. . 7 Ce risque de l’obscénité grève cependant constamment les passes, quelle que soit l’attention portée au dispositif. 6 pas seulement poétique mais littéraire en général de la psychanalyse demande à être reconsidéré. Il y va de la responsabilité des analystes, sans laisser pour autant tomber la logique, de réorienter la psychanalyse pour qu’on n’en oublie pas « qu’on dise ». C’est-à-dire avec le poème, sûrement, l’énonciation et la littérature tout compris. Je voudrais faire une suggestion, en écoutant Ilda Rodriguez, car nous discutons. Il y a une différence à faire, je le dis pour moi, entre la langue commune et la langue maternelle comme je l’ai donnée, c’est-à-dire la langue singulière de quelqu’un. Dire qu’une langue, pour qu’elle se transmette en tant que langue commune, doit être réinventée en tant que référée à la singularité, réinventée singulièrement, me rappelle que Lacan à la fin du « Temps logique… », avance dans sa note terminale que « le collectif n’est rien que le sujet de l’individuel ». Peut-être que la langue commune pourrait être donnée comme le fait qu’elle n’est rien que le sujet de cet individuel, qui n’est que lalangue, comme j’ai tendu précédemment à la définir quelque peu brièvement. Auquel cas, le poème s’aborde aussi en termes de temps logique. On n’est pas seul, et personne ne parvient à se soutenir sinon par les autres. Et, inversement, personne ne vaut par les autres sinon depuis sa singularité. On se doit de tenir les deux bouts à la fois ou, plus exactement, les deux orientations. C’est quelque chose de cet ordre somme toute récursif qui est indiqué dans un savoir qui tienne parce que textuel. C’est ce que disait Ilda quand elle a parlé du su-jet. Parce que chaque fois que j’ai lu cette façon de parler du sujet, j’ai souligné le -jet, pas le su- . On aborde différemment les mêmes mots, c’est vrai et cela souligne la manière toujours singulière d’appréhender une énonciation ― y compris à passer du sub-jectum au su. Une question se pose dès lors ici : Comment le poème tient debout ou tient la route ? Est-ce qu’un poème tient (debout ou non) s’il est traduisible ? À quoi l’on peut répondre que si le discours de l’analysant n’est pas traductible8 dans un langage quelconque, théorique ou autre, et souvent préétabli, c’est qu’à mon avis il s’agit de signifiant. On n’a pas beaucoup parlé de signifiant ce soir. Les signifiants ne sont pas accessibles. Dès qu’ils sont émis, ils s’évanouissent. Et qu’est-ce qu’il nous reste ? Quelque chose de vocal, ou même un effet de sens, voire simplement du signe. Par contre le signifiant lui-même disparaît aussitôt qu’il est émis au profit d’un autre, etc., il n’y aura donc pas de traduction du signifiant.9 Il y a quelque chose qui est là à discuter. Qu’est-ce qu’on traduit exactement ? Derrière le terme de « traduire », il ne s’agit pas que de phrases. En quoi le signifiant intervient dans la traduction ? C’est la question, pas forcément préalable, mais qui arrive chemin faisant et que je reprendrai dans un commentaire plus pointilleux du livre d’Enrique Tenenbaum. 8 Ce terme infléchit « traduisible » (passant d’une langue à une autre) pour spécifier cette fois la possibilité de passer de la langue à lalangue, et inversement. 9 Mais le signifiant est traductible en un autre signifiant aussi évanescent, mais pourtant réel.

Categories: Uncategorized

“Moi seul, je peux!- Quelques réflexions sur la folie Trump” Manya Steinkoler

Moi seul, je peux ! Quelques réflexions sur la folie Trump

 

Patricia et moi-même sommes très heureuses de partager la réflexion lacanienne actuelle avec un public francophone. Comme nombre d’entre vous le savent, le contexte culturel, clinique et théorique américain est très différent du contexte français et c’est avec beaucoup de plaisir que nous avons réalisé un recueil d’articles qui continuent de lancer des ponts et d’apporter des thèmes de conversation. Cela étant dit, il nous a semblé que, ce soir, nous pourrions élargir la discussion de la folie à l’éléphant qui de toute évidence s’impose dans la pièce. De par sa force et sa noblesse, l’éléphant est le symbole du parti républicain américain , sorti d’une bande dessinée populaire du Harper’s de 1874. Étant donné ces qualités, c’est plutôt contre mon gré que je me réfère au noble mammifère de l’idiome populaire. D’une part parce que le président en question n’est pas républicain, bien qu’il ait présenté sa candidature sous le ticket de ce parti. Et d’autre part, parce que les éléphants sont une espèce en danger, tandis que ce sont précisément le président et ses chasseurs de gros gibier de fils qui menacent cette espèce, en dépit de l’emploi orwellien qu’ils font du terme « conversationniste ». Alors comment l’appellerons-nous ? Quelque chose de très gros, comme le tremblement géopolitique incessant qui se répand rapidement à la surface du globe. On a même dit que l’Empire State avait plus de chance avec King Kong. Dans l’article d’Andrew Sullivan du New York Magazine souvent cité : « The Madness of King Donald, » (La folie du roi Donald) on peut lire : « Désormais il n’y a plus d’ancrage. La folie règne au cœur de l’administration du pays le plus puissant du monde. »

 

Plus d’ancrage, la folie règne.

Comme Patricia l’a expliqué, notre titre est en partie inspiré par le slogan d’Obama « Yes we can » (Oui nous pouvons), présent à l’esprit de nombreux Américains au moment où nous préparions notre recueil. Le fait que « Yes we can » ait besoin d’être énoncé suggère en fait que quelque part, non loin derrière, est tapi un : « Non on ne peut pas ! ». Quelque chose que notre M. Poe a élégamment montré bien longtemps avant Freud et Lacan, dans « Le Démon de la perversité », sa nouvelle de 1845. Dans cette œuvre désormais prémonitoire, il appelait ce démon caché : « ce que l’arrogance de la raison néglige ». étant donné l’immense popularité du slogan d’Obama, sorte de retour des Lumières à la foi commune en la raison, le fait que ses tentatives de changer la politique aient été pilonnées à chaque étape exige sans doute qu’on s’y arrête. Il semble bien que le mot surestimé par Obama, comme l’histoire l’a démontré, ce soit le « nous ». Même si dans l’intervalle, quelque chose semblait s’être épanoui, ne serait-ce que l’espace d’un instant : Oui nous pouvons élire un Noir à la présidence des États-Unis, oui nous pouvons établir une couverture universelle de soins de santé dans tous les États-Unis, oui nous pouvons nous sortir de la pire des récessions depuis la Grande dépression, oui nous pouvons prendre des mesures pour lutter contre le changement du climat.

Au cours des deux derniers mois, durant un unheimlich tour de montagnes russes à la Disneyland, sur une bande de Moebius, toutes les politiques d’Obama ont été ou sont en train d’être abolies. La prise en charge universelle de la santé, l’éducation publique, la prescription de médicaments abordables, le souci pour la santé des femmes, les droits à se reproduire et à un emploi, le refuge sûr pour les réfugiés fuyant les persécutions. Les droits fonciers des Autochtones américains sont tous en sérieux danger. Le Congrès a relâché les vérifications personnelles sur les armes et les limites imposées aux achats d’armes par les malades mentaux ont été supprimées. Les toilettes réservées aux transgenres, rendues obligatoires dans les écoles au niveau fédéral durant l’administration Obama, ont été subitement supprimées elles aussi, la marijuana a été rendue illégale dans les états où elle avait été légalisée. Il a été proposé de privatiser les prisons fédérales et de les confier à des sociétés privées. Les Autochtones américains qui protestaient le long du pipeline du Dakota ont été arrêtés, Trump a appelé à la suppression des restrictions sur les traités commerciaux, dix mille nouveaux agents de frontières ont été recrutés et Trump a appelé à « la suprématie nucléaire ».

Le retour du racisme, de la xénophobie, de la paranoïa généralisée, les agressions flagrantes et les menaces haineuses ne sont pas ce dont le président ou l’idée de gouvernement nous protège. En fait c’est ce à quoi le président et ses affidés nous assujettissent. Les libertés élémentaires garanties par la constitution sont en péril. La flamme de la Liberté a été mise en veilleuse quand s’est abattu sur nos têtes le nuage de Trump, tweeter frénétique de bombardements racistes, à l’autoritarisme atavique, aux postures belliqueuses et au nationalisme xénophobe. Telle est la folie au cœur qui nous est réservée.

 

Non seulement incertains et anxieux pour l’avenir, nous le sommes également d’être piégés dans un éternel présent tandis que nous assistons – tout en protestant, téléphonant et rédigeant des lettres – à des désastres continuels politiques et diplomatiques, dans un flux ininterrompu de catastrophes, inquiets pour notre sureté quotidienne et pour nos libertés. Les Américains « ne dorment plus », sont maladivement préoccupés par la « mer écarlate (de Macbeth) », résultat des mains de Trump qui y sont plongées et qui la rendent plus rouge encore qu’on aurait pu l’imaginer. Nous vivons dans un nœud d’impotence, d’anxiété et de fatigue, dans ce qu’un journaliste intelligent a appelé « la nouvelle culture criminogène ». Zizek a qualifié la victoire de Trump « preuve du triomphe de la dégénérescence morale. » Le déclin marqué de la civilité, le développement d’actes d’agressions publiques et la disparition de la métaphore ont bien, en effet, migré directement du corps du président au corps social et politique du peuple. Vous vous souvenez peut-être que Trump, sans fard, avait fait état de son pénis. Il n’avait aucun problème « de ce côté-là, » a-t-il même sans cesse prétendu. Contrairement aux femmes qui ont « du sang qui sort de là! » Blessée, “moins que,” la femme a clairement « un problème ». Mais même si cela relève de l’ordre psychanalytique, c’est aussi le moins qu’on puisse en dire. Le mur, l’interdiction des immigrants, et presque tous les excès d’« ordres exécutifs » frénétiques portent sur un échec de la métaphore. À défaut de mots, un mur s’impose.

 

Le principe de Twitter dicte qu’il n’y a pas de oui car il n’y a pas de non-non. Le seul « non » rencontré – et cela doit en effet l’être constamment – c’est le non de l’autre que l’on affronte, à chaque fois, par un assaut en bonne et due forme. L’assaut contre la réalité est incessant dans la mesure où celle-ci est limitée. Admettons-le : la réalité n’est pas « géniale » et elle ne peut être « de nouveau géniale » étant donné qu’elle n’a jamais été si géniale que cela en premier lieu. Ceci nous aide à concevoir quelque chose de la fonction des vérités trompétées connues également comme faits alternatifs ou encore plus simplement « mensonges » mais dans un style qui est particulier à Trump : certitude impétueuse; récits en bandes dessinées, calomnies éhontées et impudence agressive : Obama n’est pas né aux Etats-Unis. Les foules de son inauguration étaient « les plus vastes de l’histoire présidentielle. Son discours était le plus grand de l’histoire, aussi grand que celui d’Abe Lincoln! ». Les protestataires qui s’opposent à sa politique sont des « criminels payés par les démocrates ». Il a remporté le vote populaire avec deux millions de bulletins de plus. Et seule une conspiration contre lui explique pourquoi il semble qu’Hilary Clinton ait obtenu davantage de voix. Le réchauffement climatique est un canular chinois. Le général Flynn n’a jamais été en contact avec les Russes. Le niveau des assassinats dans ce pays est le plus élevé depuis 47 ans. Il a vu des musulmans applaudir la démolition du World Trade Center. Le taux de chômage est de 42%. Il n’y a pas de système pour vérifier les réfugiés. La torture fonctionne. Le Mexique envoie ses mauvais ressortissants, ses violeurs. L’autisme est causé par les vaccins. Le Mexique paiera pour le mur. Le système juridique est une menace pour notre sécurité nationale.

 

Avec une ironie qui aurait coupé la chique à Orwell, l’interdiction des musulmans a été publiée le Jour du souvenir de l’holocauste dans une proclamation qui rappelle le jour en question mais sans mentionner les juifs! En ce qui concerne le célèbre « Bowling Green Massacre » qui n’a jamais eu lieu, nous devons le rendre à qui de droit : son directeur de campagne. Une attaque des rebelles Houthi contre un navire saoudien devient une attaque iranienne contre un navire des États-Unis. Et ce n’est qu’un petit exemple, c’est-à-dire « pas un grand. »

 

Evidemment vous pourriez très justement soutenir qu’il existe « une éthique du mensonge ». Le mensonge a une noble histoire : « Nescit vivere qui nescit dissimulare, perire melius » énonce la vieille maxime latine. Machiavel reconnaît que c’est dans l’intérêt exprès de celui qui gouverne de mentir. Mark Twain se lamente de la disparition de l’art de mentir et de « la prévalence grandissante de la vérité brute.» Alfred Hitchcock nous a enseignés que l’amour romantique dépend de la tromperie. Le mensonge de Trump, cependant, n’est pas du même ordre. Et c’est précisément là où les discussions sur la « folie » de Trump se heurtent à un mur – sans jeu de mot volontaire.

 

Richard Nixon et Bill Clinton savaient qu’ils mentaient et avaient du respect pour la vérité. « Cela dépend ce que vous entendez par sexe, » a été la fameuse réponse de Clinton que citera une génération d’hommes après lui. Les mensonges de Trump sont différents, ce sont des réfutations directes de la réalité. Il répond avec rage et de manière vengeresse aux corrections ou aux défis et les mensonges sont contrés par des doubles mensonges et de vicieuses attaques. La réalité elle-même semble être ce qui doit être nié. Sans cesse, férocement et follement. C’est parce qu’elle porte le « non » en elle que Trump lutte contre la réalité. Cette « bataille » lui permet de continuer à se battre sans fin. Le combat lui-même, à la manière du Satan de Milton ou du Richard ou du Iago de Shakespeare, bien que de manière infiniment moins intelligente que celui de ses précurseurs potentiels, est la somme totale de la « prétention au pouvoir » de Trump. La différence par rapport à eux en termes de langage, cependant, ne doit pas être ignorée. Trump « passe des accords » par la force, en harcelant et en intimidant. Lors de ses premiers jours en fonction, il a viré l’échelon supérieur du département d’état et décrété que « tous les employés fédéraux pouvaient être renvoyés par le président ». Par ailleurs, la notion freudienne de psychologie de groupe nous enseigne que la base de ses « supporters », les ouvriers de la « ceinture de rouille » s’identifient narcissiquement au milliardaire sans frein. Il n’aime ni Milton ni Shakespeare, ni avoir Cicéron sur le dos et, plutôt plus proche d’un Néron ou d’un Caligula, il correspond mieux à ses surnoms d’Agent Orange et d’Hair Hitler. Il a renvoyé plusieurs employés gouvernementaux pour avoir publié des articles le critiquant. Sa promesse de lever l’interdiction de la torture est seulement l’un des nombreux « attributs de mauvais garçon » de l’apparente sauvagerie de son action. Sa meute de militaristes, d’idéologues d’entreprises et autres qui nient la science est prête à détruire les vestiges du contrat social et de la confiance de base. Il a le soutien des dictateurs des Philippines, de Turquie, d’Egypte et de Russie. La peur du « populisme réactionnaire » qui rend les gens comme Oprah Winfrey « optimistes » est puérile et dangereuse, supprimant tous ceux qui s’étaient momentanément allés à de tels faux espoirs.

 

L’un des nombreux commentaires que nous pourrions faire à propos de cette phrase « Make America Great Again » (Rendre sa grandeur à l’Amérique) est qu’elle claque d’une ironie monstrueuse. « Notre plus grande heure » a été avec nos alliés dans la lutte contre le fascisme et la menace nazie. Le héraut de ce slogan ne pourrait être plus proche de ceux au renversement desquels la grande Amérique a contribué.

 

« Les ennemis de l’Amérique », selon Trump, sont les journalistes. La NPR (Radio publique nationale des États-Unis) et le Wall Street Journal ont déclaré qu’ils n’emploieraient plus le terme de « mensonge » au risque d’être soupçonnés d’alimenter une bataille déjà féroce. Est-ce cependant la réponse d’une presse socialement responsable ?

 

Les professionnels de la santé mentale ne sont pas restés silencieux. Ils ont rédigé des lettres collectives aux sénateurs et aux juges. Ils ont invoqué l’usage de la presse, ils ont lancé des pétitions, et régulièrement diagnostiqué et débattu publiquement. Vanity Fair a publié un article à ce sujet. The Atlantic a publié un dossier complet durant la campagne. Et un psychiatre de l’Université Johns Hopkins est resté dans les annales avec un diagnostic très apprécié. La pétition de John Gartner a reçu 29 000 signatures de professionnels certifiés de la santé mentale.Citizen Therapists Against Trump (citoyens thérapeutes contre Trump) a publié un manifeste « mettant en garde contre la psychose de Trump ». Un officiel de la haute administration du département d’état sous Bush a été cité comme déclarant : « je ne crois pas que nous ayons un président capable mentalement.»

 

Tout ceci en dépit de la célèbre « règle d’or Goldwater » adoptée par le code d’éthique de l’Association psychiatrique américaine à la suite de la course présidentielle de 1964, après qu’un groupe de psychiatres se furent élevés publiquement contre l’aptitude mentale de Barry Goldwater candidat à la présidence. La Guerre froide avait amplifié les préoccupations des psychiatres : le président a le doigt sur le bouton nucléaire. Ils ont pris conscience de leurs responsabilités. Goldwater a perdu et les psychiatres ont été sous le feu des critiques pour avoir indiqué publiquement leur intention de vote, ce qui a influencé le scrutin. La « règle Goldwater » interdit désormais aux psychiatres de diagnostiquer une personne qu’ils n’ont pas traitée. Le paradoxe naturellement est que les psychiatres sont encore plus strictement empêchés de discuter les cas traités, pour les raisons de confidentialité. Quand le Dr Gartner de Johns Hopkins a présenté publiquement sa pétition, les psychiatres ont annoncé qu’ils transgressaient la règle Goldwater car leur responsabilité de mise en garde du public au sujet de Trump représentait une urgence éthique plus grande encore.

 

Les diagnostiqués, et le débat à leur sujet, et même la question de savoir si ce débat a une quelconque pertinence, fait partie des conversations courantes.

 

D’autres ont soutenu que l’accent sur la folie aide Trump à faire avancer son programme et que de manière rusée il « paraît fou », bien que cet argument semble moins en vogue au terme de son premier mois en fonction. Mon diagnostic préféré n’est pas du tout un diagnostic. Mark Singer a fait remarquer en 1977 dans son article du New Yorker, « Trump Solo, » que le talent exceptionnel de Trump à être Trump, cette ubiquité immanente qui se réduit à une persona, exempte [Donald] d’introspection. » Trump mène « une existence intouchée par le grondement d’une âme. »

 

Il y a ceux qui soutiennent que d’être malade mental ne signifie en aucune façon qu’il ne puisse pas être président, qu’au contraire cela le qualifie pour la fonction.

 

En même temps, la « folie de la profession de la santé mentale » fait le lit du véritable amour de soi qu’incarne le président, elle lui permet de se faire entendre. On lit en ce qui concerne les allégations de la supposée maladie mentale de M. Trump : « ce n’est pas un trouble à moins que cela soit sans bénéfice aucun, » et plus loin, le fait que ça lui « fasse plaisir plutôt que cela l’afflige et le pousse à se venger et à tweeter [signifie que cela] ne peut être considéré comme une trouble mental ».

 

En outre, de nombreux sites Web psychanalytiques américains s’interdisent d’être « politiques », prétendant rester neutres et non-politique c’est-à-dire analystes. Seulement les « non-analystes », semblent-t-il, eux peuvent être non-neutres. »

 

L’une des grandes prouesses de notre société démocratique, c’est qu’elle garantit aux citoyens la possibilité de ne pas penser à la politique. La démocratie accorde aux citoyens certains loisirs, un inconscient, un symptôme et même un psychanalyste, sans mentionner le temps que tout cela prend. En d’autres termes, la démocratie permet aux citoyens d’être fous, d’être « fous » avec et dans la civilisation. Et la psychanalyse permet à ses citoyens toute l’intégrité et la dignité de cette folie à un âge où la réalité et la matérialité du marché sont censées être ce qui seul compte.

 

Le tyran est quelque chose d’assez différent. Il y a longtemps que les historiens ont noté le déclin marqué des maladies mentales sous les gouvernements fascistes et autoritaires. Il n’y a pas lieu d’être étonné. Le tyran s’arroge notre temps, notre argent et nous prive même de notre propre folie particulière puisque nous ne devons plus nous préoccuper que de la sienne. L’argument n’est pas que le tyran soit fou, mais plutôt qu’en dénonçant le tyran nous protégeons notre propre droit à la folie.

 

La relation entre folie et démocratie n’est pas nouvelle. Dans la bible hébraïque, le terme de folie vient de la racine qui signifie « s’égarer ». Dans le contexte religieux, être fou c’est s’égarer de la voie de Dieu. On se rappellera peut-être que la folie de Saul était le résultat de gouverner plutôt que d’être gouverné, et la folie dans la bible est relativement rare. Dans l’épique grec, la folie n’apparaît pas souvent non plus. Homère est plus préoccupé par le savoir-faire du héros, la colère, les sorts et la malédiction. Même les sorcières transformant les hommes en porcs peuvent être contrôlées par des serments irrévocables. C’est avec la naissance de la tragédie que la folie s’empare de la scène. La démocratie se préoccupe de l’indépendance civique. Dans son étude classique, Edith Hamilton nous rappelle que le héros tragique, (comme l’analysant), doit trouver sa voie propre « sans bonne réponse ». La tragédie émerge au moment où change le discours du maître et c’est l’absence de l’Autre pour garantir tout choix qui devient le vrai sujet du drame. Le pouvoir atténué des dieux, la nécessité de porter un jugement ici et maintenant, l’absence de « gouvernant unique » ou de politique « unique » et la nécessité du discours pour convaincre et disposer de l’homme, le rend plus vulnérable à l’Autre : Oreste, Electre, Phèdre, Héraclès, Hippolyte, Médée, les Bacchantes…

 

Le post-moderne, le « nouveau » post-moderne et même l’ère après Auschwitz et la bombe atomique ont été caractérisés comme annonçant « la fin de la tragédie ». La réalité de Trump glisse le long des trainées d’huile de cette trajectoire, conséquence logique du fait que la tragédie s’est achevée en même temps que la démocratie telle que nous la connaissions et qui la soutenait. La tragédie exige des sujets. Donald Trump n’est pas tragique il est catastrophique.

 

Michael Moore est l’une des seules personnalités publiques à avoir prédit correctement les résultats de l’élection. Il avait correctement diagnostiqué la souffrance sociale et économique de la ceinture de rouille négligée et des sans-droits de la classe ouvrière, qualifiant la victoire de Trump, de « triomphe du néofascisme ». Cornell West, Carl Bernstein, Henry Giroux, pour ne nommer qu’eux ont largement utilisé l’expression. West voit Trump comme l’excroissance de la gouvernance néolibérale versée dans les privatisations et la militarisation. Dans son tout récent ouvrage, Thank You For Being Late, (Merci d’être en retard) Thomas Friedman soutient que la croissance exponentielle du changement climatique, la globalisation et, plus important encore, la technologie sont responsables de notre situation politique actuelle, pour avoir fait du monde un inconnu de nous. En 2007, l’iPhone, le Kindle et l’Android sont apparus et ainsi tout aussi instantanément notre sens du temps a été radicalement altéré et nous sommes entrés dans ce que Jonathan Carey appelle « Late Capitalism and the end of sleep. » (Capitalisme tardif et fin du sommeil) l’électorat de Trump rêve d’un homme fort pour accorder un surcroît de sens, vœu imaginaire de « gagner », au moment même où le fait de gagner a perdu. Ils ont voté pour un moi en forme de champignon atomique, dans l’ère qui décidément exige une tolérance accrue et une complexité subjective. Trump est le président pour une ère ou le temps n’existe pas, l’ère infantile qui précède l’existence du temps et de la mort.

 

À la différence du chef fasciste, et en dépit de myriades de similitudes dépeintes dans cet exposé (que ce soit l’exigence de Trump que ses supporters prêtent serment de le soutenir, ou sa persistance à tenir des « meetings de campagne » bien qu’il ait déjà remporté la présidence), Trump n’est pas une image de père. Loué par les néonazis, les antisémites, le lobby des armes, les grands pétroliers et ceux qui n’ont pas été au-delà du BEPC, il vogue sur la marée montante d’un besoin de sensation immédiate et d’analphabétisme civique, conséquences du nouvel âge technologique. C’est pourquoi, en dépit du manque flagrant de castration de Trump, il est probablement incorrect de l’appeler le « père de la horde ». Même s’il est l’image d’une jouissance « énorme » sans équivalent, c’est une jouissance remarquablement non sexuelle. « Saisisseur de chatte », est indéniablement agressif. Il est encore moins séduisant. Pour être séduisant, il faut qu’il y ait un autre. Trump est agressif simplement et sans excuse, monstrueuse célébration prémâchée de ce que la civilisation est censée réprimer. C’est de cette façon et seulement de cette façon que Trump « dit la vérité » non pas dans ce qu’il dit, mais dans la cruauté vicieuse, sans complexe, vantarde de la façon dont il le dit.

 

L’une de mes patientes a fait ce lapsus freudien de manière répétée : elle voulait dire « quand Trump est devenu président » et au lieu de quoi a dit : « Quand Trump est devenu pregnant (tomber enceinte). » Elle a associé cela de la manière suivante : « ce n’est pas le père, c’est le représentant de l’Autre tout puissant. Plus qu’un père, c’est une mère primitive, » a-t-elle conclu « où le faux et le vrai ne sont pas opposés ».

 

On a dit du Discours du capitaliste de Lacan qu’il ne s’agit pas vraiment d’un discours, étant donné qu’il décrit un état de jouissance où l’objet ordonne. Plutôt que le sujet, c’est l’objet libidinal, qui n’est plus désormais un agent, qui a pris le pouvoir. Le Discours du capitaliste connecte les sujets avec les objets plutôt qu’avec d’autres sujets. Trump est le président pour des individus munis de jouets et de gadgets, pour des gens totalement dépendants du porno Internet sans relation avec des autres gens. C’est « l’effort de plus à l’objet », le pervers ordonne de jouir quand les objets faillissent. En ce sens, Trump est le président de l’âge de l’ennui à marche forcée, sauvagement sensationnel, 24h sur 24, 7 jours sur 7.

 

Les historiens aiment nous rappeler qu’on peut trouver des précédents pour les supposés « non-présidentiables ». Ils ont ramené les origines de la xénophobie de Trump à la loi sur l’immigration de 1924 de Coolidge, explicitement élu président pour ses restrictions raciales : moins de juifs, d’Asiatiques, de Slaves, d’Africains. Le but de la loi de Coolidge était la « préservation du stock américain » c’est-à-dire la maintenir protestante, ou « grande ». La plupart des gens ignorent que ces quotas sont demeurés inchangés jusqu’en 1965. Steve Bannon s’apprête à remettre cette loi en vigueur.

 

Hannah Arendt nous dit que les « origines protéennes du fascisme » demeurent très vivantes dans la culture américaine. De même la plupart des gens ignorent-ils le courant du fascisme qui bourdonne en souterrain dans l’histoire américaine. Les dominionistes chrétiens, fondamentalistes sexuels et autres nationalistes blancs d’aujourd’hui sont souvent les descendants – parfois littéralement descendants par le sang – de ceux qui ont rejoint le KKK dans les années 20, suivi le père Coughlin dans les années 30, soutenu Joe McCarthy au début des années 50, adhéré à la société John Birch dans les années 60. De ceux qui se sont inscrits pour la Majorité morale dans les années 70 et la coalition chrétienne dans les années 90. Les Américains considèrent ces gens comme des « fous », non pas comme des « Américains ». Les historiens nous rappellent leur souvenir à présent.

 

Les historiens ont ensuite considéré l’exceptionnalisme de Trump comme venant du culte de la masculinité revigorée, que l’on trouve déjà dans une idéologie américaine plus impérialiste. De la Vie à la dure de Theodore Roosevelt à la Nouvelle frontière de John Kennedy, en passant par la Mission accomplie de George W. Bush, les présidents se sont fièrement dressés et ont appelé la nation à en faire autant.

 

Je maintiens que Trump est différent. Il n’est pas masculin, il est seulement phallique de la manière la plus infantile qui soit, comme on le voit dans sa constante préoccupation de la taille. Et s’il est très touché par les histoires dont les historiens nous alertent, il ne les ignore pas moins. En termes de mots, Il n’en a pas beaucoup, exception faite de son nom bien entendu. C’est à vrai dire le seul mot qu’il possède et, par ces lettres d’or, atout maître toutes couleurs, il l’a mis à l’œuvre dans le monde entier, dans un exceptionnalisme magique digne des titans.

 

 

 

 

 

 

 

Categories: Uncategorized

“Can’t ou Cant? Oui ou non?” de Patricia Gherovici

Can’t ou Cant? Oui ou non?

 

Tout d’abord je voudrais remercier Diana Kammieny pour avoir organisé cette rencontre, ainsi que Geneviève Morel et Claude Noële Pickman qui ont accepté d’intervenir comme répondants. Je vais commencer en vous parlant de notre recueil Lacan On Madness: Madness Yes You Can’t. (Lacan sur la folie: Folie, oui, on ne peut pas.) Nous eûmes l’idée de ce livre en 2013 à la suite de deux colloques; le premier tenu à New York en avril 2012 et organisé par Manya Steinkoler—le thème était les rapports entre folie et créativité (ce fut «The Art of Madness», à Fordham University). Le second s’appelait «On Madness» (Sur la folie), c’était à St Louis, Missouri, en octobre 2013.

Le succès de ces colloques nous avait convaincu de l’importance de présenter au public nord-Américain la contributions originale de Lacan à la psychanalyse en mettant l’accent sur la psychose. C’est en effet la rencontre de Lacan avec Aimée qui en fit un psychanalyste, et je suis heureuse d’avoir ici avec nous un de nos auteurs, Jean Allouch, qui depuis longtemps a insisté sur le rôle fondamental du traitement de la psychose chez Lacan. Allouch s’est même posé la question de savoir qui était le psychanalyste en l’affaire : était-ce Aimée ou Lacan?

Au fond, notre recueil avait l’ambition de remplir un vide dans la littérature psychanalytique en anglais. Nous voulions présenter des travaux originaux sur des phénomènes souvent considérés non seulement impénétrables à toute intervention clinique, mais aussi rejetées en tant qu’absurde ou impensables. Offrant de nouvelles perspectives sur une grande variété de manifestations et de représentations de la folie, ce livre condensait des travaux innovants réalisés par des cliniciens et des auteurs parfois traduits pour la première fois en anglais.

Le recueil inclut ainsi des essais par Geneviève Morel, Guy Dana, Darian Leader, Russel Grigg, Stijn Vanhuele, Jasper Fayerts, Hector Yankelevich, Claude Noele Pickmann, Jean-Claude Maleval, Nestor Braunstein, Jean Allouch, Rolf Flor, Paul Verhaegue, Richard Boothby, Paola Mieli, Olga Cox Cameron, Stephen Whitworth, Juliet Flower MacCannell, et Manya Steinkoler. Le volume rassemble dix-huit auteurs Lacaniens qui redéfinissent la folie dans la Clinique et aussi dans le vécu quotidien. On y trouve des perspectives diverses sur la catégorie de la psychose, qu’elle soit “ordinaire,” atypique, mélancolique, ou encore inclassable. Certains utilisent de nouvelles techniques d’écoute et d’analyse dans le contexte clinique, d’autres parlent de la folie dans la culture—un grand nombre d’artistes a su transformer leur folie en créativité.

Notre titre entendait rendre hommage aux travaux de Michel Foucault, même dans sa critique de la psychanalyse. Le terme de “Folie” a bien sûr été utilisé au cours des siècles pour contrôler, dominer, exclure et punir. Nous avons préféré “Folie” à “Psychose” pour questionner le modèle médicalisé du DSM qui est encore dominant aux USA. Nous rejetons aussi les métaphores biologiques et mécanistes des circuits neuronaux du cerveau pour repenser ce que nous appelons folie mentale, un terme qui résiste encore assez bien aux approches normatives. Evitant des catégories comme « désordre bipolaire » et «schizophrénie», nous pensons la folie comme un concept d’exclusion et d’excès clinique. Le terme déjoue la tentation de la médicalisation, incite à la controverse et à des réflexions innovantes.

Pour présenter aux lecteurs américains notre recueil sur la pensée lacanienne au sujet de la folie, nous avons choisi ce sous-titre apparemment paradoxal de “Madness, Yes You Can’t” (Folie—oui, on ne pouvez pas). Ce double-bind délibéré visait à rendre compte des limitations structurales de l’inconscient. Nous voulions dire entre autres que l’on ne peut devenir fou simplement parce qu’on le veut. Ce titre évoquait bien sûr le fameux slogan de Barack Obama “Yes, we can!” (Oui, nous le pouvons). Son slogan l’avait propulsé vers la Maison Blanche. Sa phrase comprenait une affirmation (“Oui”), un sujet collectif (“Nous”) et un modal impliquant le possible (« pouvoir»).

Un tel message d’espoir avait trouvé un écho dans les slogans du parti de la gauche radicale espagnole Podemos dont on a pu voir l’ascension fulgurante en 2014; c’était l’espoir de la gauche radicale en Europe et le confrère du parti grec Syriza. Ce «Nous le pouvons» est devenu le slogan inspirant des milliers “d’indignés” Espagnols. Ceci donna naissance un parti constitué pour lutter contre les politiques d’austérité et la corruption capitaliste dans une Espagne qui traversait une crise économique sans précédent. A l’origine, comme vous le savez sans doute, Podemos provient de ce manifeste « Mover ficha: convertir la indignación en cambio político » (« Prendre les choses en main : convertir l’indignation en changement politique »). Mais hélas, aujourd’hui on est bien loin du «Si se puede » (« Oui, c’est possible ») scandé dans des harangues passionnées en 2014. En Espagne, à l’inversez de la situation française actuelle, c’est la droite qui semble rassemblée et Podemos qui s’est divisé.

En France aussi, la frustration populaire s’est exprimée par le slogan «Oui on peut.» Lorsque les affiches de Barack Obama président français firent irruption, la blague de quelques amis devint une campagne présidentielle inattendue, un symptôme du rejet des autres candidats. Dans la mesure où nous aussi avions joué sur le slogan d’Obama, ce message d’espoir et de potentialité positive, mais pour le nier apparemment, notre titre risquait de prendre une résonance plus sinistre vu la réussite d’un « Non » porté au pouvoir par le populisme et le nihilisme de Donald Trump.

C’est pourquoi nous voulons parler assez directement de la situation actuelle aux USA et en Amérique du sud et latine, pays dans lesquels une certaine folie semble se répandre. Au Brésil, ce fut le chute de Dilma Rouseff qui impliquait presque chaque jour des shows à la télévision incluant un suspect accusé de meurtre, des vedettes du football à la retraite, un champion de judo, un chanteur de pop, un clown appelé «Grognon» avec un groupe d’hommes barbus qui se trouvent être les dirigeants d’un mouvement de femmes où il n’y a que des hommes! Plus de la moitie des membres du parlement brésilien sont accusés de corruption, de kidnapping et d’assassinats. Plus au Sud, Macri, président en Argentine, est un homme d’affaires véreux comme Trumpm; lui aussi est venu au pouvoir grâce à la société du spectacle. Mauricio Macri possède l’équipe de foot très populaire de Boca Juniors. Comme Trump, c’est une figure médiatique, un “Pipol” qui vient de signer un décret pour réglementer l’immigration. Macri, Trump et Berlusconi, notre trinité de tribuns démagogiques adorent offrir panem et circenses, mais distribuent en fait des jeux de cirque plus que du pain.

Jetons un coup d’œil à Donald Trump. Sa victoire fut due à une combinaison de célébrité dans les medias et d’un message populiste. Il a choisi un langage simplifié, son vocabulaire est réduit à cinquante mots, sa syntaxe est minimale et répétitive. Les traducteurs français désespèrent de le rendre, l’appelant “un casse-tête inédit et désolant.” Pourtant Trump est apprécié de ses supporters qui pensent qu’il communique directement avec le peuple et dit les choses comme elles sont.

Pendant la campagne électorale, j’ai été frappée de son incapacité à se servir de métaphores. Nous savons que ce qui rend un homme politique attractif est souvent le signifié caché du pénis, objet de tant de blagues et de comédies. En ce qui concerne Trump, ce support phallique fut dévoilé dans toute sa crudité. En plein débat, Donald Trump a défendu la taille de son pénis. Le futur président a parlé de son pénis lors du débat républicain (non, ce n’est pas une blague). Lors d’un échange sur les attaques personnelles entre Rubio et Trump, Trump a montré ses mains au public et s’est lancé: «Rubio s’en est pris à mes mains. […] Regardez ces mains. Est-ce qu’elles sont petites? Et il a fait référence à mes mains –si elles sont petites, alors quelque chose doit être petit. Je vous garantis qu’il n’y a aucun problème à ce sujet.» Depuis que le magazine Spy l’a qualifié de “rustre aux petits doigts” en 1988, Trump envoie de temps en temps des photos de ses mains au rédacteur en chef du magazine, qui a disparu depuis, pour lui prouver que ses doigts ne sont pas petits. Si les hommes politiques impliquent leur pénis quand ils parlent de leurs mérites, ce qui choque avec Trump c’est qu’il va droit à l’organe lui-même.

De la même manière, on assiste à la perte des effets habituels de certains mots. Les révélations les plus sordides n’ont eu aucun impact, en dehors de la volonté de continuer à choquer encore. On a parlé d’un Trump en «téflon», et il était conscient de ce phénomène. Pendant sa campagne, il a dit que sa côte de popularité ne baisserait pas même s’il allait dans la rue et tuait quelqu’un d’un coup de revolver: “I could stand in the middle of 5th Avenue and shoot somebody and I wouldn’t lose voters.” (Je pourrais me trouver en plein milieu de la cinquième avenue et tirer sur quelqu’un, et je ne perdrais pas un seul vote.) Il avait raison! Car lorsque l’on fit entendre sa phrase infamante qu’il aimait attraper les femmes par la chatte («grab her by the pussy»), ceci tourna à son avantage—il avait peut-être de petites mains, pensait-on, mais c’était un macho comme nous tous. Ce populisme de la vulgarité sexuelle faisait oublier ses millions—il pensait et parlait comme «l’homme moyen sensuel.»

Ceci ne laisse donc moins penser que Trump est fou lui-même que suggérer qu’il a su déclencher une folie générale, une folie de masse. La formule en est condensée dans l’expression courante dans les classes défavorisées: «Si un homme riche me donne une gifle, je deviens riche.» Peut-on combattre cette idéologie qui combine masochisme et paranoia? Telle serait notre question : dans le contexte de cette folie généralisée, comment faire rire un paranoïaque? Comment rire après Trump? Le rire a-t-il encore un effet politique, un potentiel révolutionnaire? L’humour a joué un rôle important dans le mouvement de «résistance» qui a suivi l’élection ; il s’est donné libre cours dans les slogans très drôles des femmes lors de leurs grandes manifestations le mois dernier.

On a noté que Trump lui-même ne semble jamais rire, même si a l’occasion il joue au clown, c’est toujours le visage impassible comme Buster Keaton. Pourtant il semblait proposer des blagues assez drôles, ainsi cette idée d’un mur de 2. 000 kilomètres entre le Mexique et les Etats-Unis. Mais il était sérieux. Trump attaqua la communauté Mexicaine dans sa campagne en parlant de «malos hombres» qui attaquaient les USA. Or jetons un coup d’œil sur le contexte actuel. En ce moment, la plus grande poussée d’immigration hispanique aux Etats-Unis vient des Mexicains. Il y avait, en 2013, 54 millions d’Hispaniques ou de Latinos aux USA ; 34 millions (64 %) étaient d’origine Mexicaine. Le second groupe est celui des Portoricains, avec une population de près de 5 millions (9,4 %). En 2050, la population blanche ne sera plus la majorité aux USA; à ce moment, on calcule à 138 millions de personnes—un bon quart de la population américaine–sera hispanophone et d’origine hispanique.

Or les populations hispaniques aux USA ont beaucoup de traits communs avec les beurs des banlieues françaises, ne serait-ce que parce qu’elles incarnent l’Autre du système dominant. Les populations arabes en France tout comme les populations d’origine portoricaine aux USA sont constituées de citoyens légitimes, mais qui ne sont pas complètement reconnus ou intégrés, à la différence des Mexicains, qui se trouvent souvent dans la situation des immigrants sans papiers. De même que l’Autre en France tend à être perçu comme un arabe, de même l’Autre américain n’est plus désormais noir ou jaune, mais un ou une hispanique.

Lors d’un débat récent avec des psychanalystes mexicains, j’ai pu constater à quel point Trump était détesté. Ces psychanalystes Lacaniens tentaient d’analyser l’obsession de Trump pour le mur, qui de plus devait être payé par le Mexique. Avec le titre de «Tras el muro» (derrière le mur, mais aussi après le mur), ils voulaient faire écho avec les thèses de Lacan sur l’amour et le mur. Notre premier débat se tint le 17 décembre 2016, juste après l’investiture de Trump, et réunissait Liora Stavchansky, Jose Eduardo Tappan, Cecile McKenna et Alejandra del Angel. Un second débat eut lieu le 18 février, “Without the wall,” avec Hector Escobar, Mauricio Gonzalez et encore Jose Eduardo Tappan.

On parla beaucoup de «faits alternatifs», de la «post-vérité », de la «post-rationalité». Une question qui revenait était de savoir si Trump était un manipulateur cynique, ou bien s’il croyait à sa réalité parallèle donc à ses propres mensonges. Nous pourrons y revenir dans la discussion, mais il me semble que l’on peut dire en gros que l’effet de Trump semble produit d’une réaction au mouvement du «politically correct» qui date du début des années quatre-vingt-dix.

Cette fonction de retour du refoulé avait été bien analysée par le philosophe de droite Richard Rorty, et ce dès 1998. Dans un petit volume, Achieving Our Country: Leftist Thought in Twentieth-Century America, un livre qui décrivait les fractures à l’intérieur de la coalition de gauche, Rorty avait bien analysé comment la Gauche mettait la politique culturelle en avant pour négliger les questions sociales, économiques et politiques de fond. Cette évolution, disait-il, contribuait à créer un ressentiment populaire qui finirait par donner libre cours à la rancœur que la Gauche avait tenté d’abolir.

Dans cet essai étonnant de la part d’un philosophe pragmatiste, Rorty prédisait que les institutions démocratiques ne pouvaient qu’échouer: les travailleurs se rendraient compte que les gouvernements ne chercheraient pas à empêcher leurs salaires de baisser ou leur travail d’être exporté à l’étranger. Les travailleurs verraient aussi que classes moyennes, également touchées par la crise et la réduction des postes, ne feraient rien pour leur venir en aide. C’est alors, écrivait Rorty, que tout allait exploser: “Les électeurs non issus des banlieues concluront que le système a échoué; ils vont chercher un homme fort pour lequel ils vont voter. Cet homme providentiel va leur assurer que s’il est élu il va se débarrasser des bureaucrates pantouflards, des avocats marrons, des agents de commerce surpayés et aussi des professeurs postmodernes.”

Rorty ajoutait qu’on ne pouvait prédire ce qu’un tel homme fort accomplirait mais imaginait un avenir sombre pour les minorités. “Il est vraisemblable que les gains obtenus ces dernières quarante années par les Américains noirs et bruns, par les homosexuels et les femmes vont être balayés.» De manière presciente, Rorty écrivait aussi: “Les blagues méprisantes à l’égard des femmes vont revenir à la mode.” Il voyait de plus un retour en force de l’intolérance et du sadisme. “Tout le ressentiment des Américains qui n’ont pas été à l’école contre des gens qui sortent de l’université et veulent leur dicter leur conduite va trouver à s’exprimer violemment.» Rorty ne pensait par que l’homme fort pourrait régler aucune problème car au contraire il est probable qu’il fera empirer la situation économique et fera la paix très vite avec les super-riches. Ce que Rorty n’avait pas imaginé était que l’homme fort providentiel serait capable à la fois de se faire passer pour super-riche (donc le garant du système capitaliste américain) et un tribun populiste (donc celui qui renouait avec le petit peuple bafoué par les fils de la bourgeoisie éduquée).

Une des réponses de l’opposition libérale à Trump après les élections fut le slogan «LOVE TRUMPS HATE» qu’on voyait partout à New York. Il signifie à la fois «l’amour triomphe de la haine», et quelque chose comme «l’amour rejette la haine déchaînée par Trump.» En fait, l’ironie assez dramatique fut que certains entendirent par là un impératif—aimez la haine de Trump! Ce déferlement passionnel, qui a fait que non seulement les super-riches n’ont plus rien à craindre, mais aussi que les racistes et homophobes se sentent encouragés dans une haine qui s’exhibe en plein jour et sans complexes, se fait passer pour la vérité.

Les faits mêmes sont récusés au nom d’une immédiateté indéniable de la passion, d’où qu’elle vienne. Face à ce déferlement de cant, un vieux mot anglais ambivalent qui signifie «phrases toutes faites, clichés, expressions stéréotypées», et aussi «jargon» et «discours hypocrite», que pouvons-nous? Nous pouvons au moins surveiller les mots, et veiller à ce qu’ils conservent un pouvoir sur le psychisme. Même si le concept de vérité est malmené, nous pouvons et devons continuer à parier sur elle.

Categories: Uncategorized